l’ourse de loukine /3

Au matin, Ladimir se leva du foin, vérifia les chevaux et sortit de l’étable. Dans la cour blanche, la neige ne tombait plus et un soleil gelé éclatait.
Le corps de l’un des joueurs traînait non loin de la porte. Il avait l’air d’avoir été déposé par un ange, entouré de neige lisse, et le sang scintillait de glace.
Ladimir entra dans l’auberge. Le patron faisait chauffer l’eau.
Son Eminence était assise à la même place qu’au soir, elle mangeait un brouet.
– “Cette auberge est la fente de cul du monde”, fit-elle quand Ladimir vint présenter ses respects. “Vois ce que je mange, Ladimir”.
L’aubergiste haussa les épaules et apporta un autre brouet.
– “Il y a un homme mort dans la cour,” lança Ladimir. “C’est l’un des joueurs d’hier.
– Certainement celui qui triche” dit Son Eminence, achevant son brouet.
L’aubergiste se précipita dans la cour, effaré. Son Eminence lança sa cuillère par-dessus son épaule, balaya son bol de la table d’un revers de main et se leva.
– “Ladimir, sommes-nous prêts ?
– Si votre Excellence le souhaite.
– Alors mange puis vide ma chambre.”
Son Eminence sortit. Ladimir termina le brouet et monta chercher les affaires.
Quand il redescendit, son Eminence se tenait debout dans la cour, contemplant le corps.
L’aubergiste était parti chercher la garde.
Ladimir alla seller les chevaux.
“Cette grande affaire est si courte, n’est-ce-pas,” fit Son Eminence toujours devant le corps, quand Ladimir vint lui présenter Foudre Blanche par la bride. “Tant de désirs dans une si fragile enveloppe, quel miracle.”
En partant, ils croisèrent l’aubergiste qui revenait avec la garde.
Le ktor les arrêta aussitôt :
– “Un homme a été tué dans cette halte hier soir, et vous y dormiez. Veuillez rester de corps tant que l’enquête n’a pas statué”.
Son Eminence étudia le ktor avec curiosité.
– “Vous avez vu un homme tué dans cette halte ? J’en viens, moi, et je ne vous y ai pas vu.
– Je ne l’ai point vu, mais le tenancier est venu nous chercher et je vais de ce pas le constater.
– Vous me demandez disposition de corps pour un on-dit d’aubergiste ? Allez d’abord constater, établissez l’autorité d’enquête s’il y a lieu, puis revenez”.
Son Eminence enleva ses gants de monte, et caressa l’encolure de Foudre Blanche.
Le ktor loucha sur l’anneau dekani à la main qui flattait le cheval.
Son Eminence reprit :
– “Je n’ai pu tuer personne dans cette halte, puisque j’y dormais. Et il n’y a rien qu’on puisse faire en même temps que dormir.
– Cela est certain, Excellence. Mais il y a bien des choses qu’on peut faire avant et après.
– Ktor, vous dites vrai. Mais si le sage est toujours vrai, le vrai n’est pas toujours sage.”
Ladimir et son Eminence démontèrent et retournèrent attendre à l’auberge.
La garde procéda, piétinant la neige et rassemblant tout le voisinage dans la cour.
Le ktor s’agitait et gueulait en tout sens.
– “J’espère que ces abrutis ne seront pas trop lents à trouver le coupable, Ladimir”, soupira son Eminence comme le ktor passait justement devant eux. “Je ne sais si je dois les mettre sur la piste ou si cela ne fera qu’embrouiller la pelote molle de leur cervelle”.
Le ktor se retourna brusquement, comme saisi d’une fulgurante indigestion, mais le regard gris de son Eminence l’effleura à peine tandis qu’elle baillait.
A la fin de la matinée, on dénicha l’autre joueur de la veille, et on le ramena à l’auberge.
Il suffit de le battre une heure, nu dans la neige au milieu de la cour, pour qu’il avoue le crime.
On envoya chercher un scribe pour prendre la note, on jeta l’homme toujours nu au milieu de la salle de l’auberge, et l’on procéda à l’aveu officiel devant l’assemblée.
Le ktor hochait rigoureusement la tête en vérifiant les minutes par-dessus l’épaule du scribe, mais c’était pour se donner une contenance populaire, car de toute évidence il ne savait pas lire.
Son Eminence mangeait une cuisse de poulet, assise sur un banc, suivant la scène.
Ladimir pensait que son Eminence voudrait reprendre la route aussitôt close la procédure d’aveu, mais au lieu de ça, son Eminence jeta son os de poulet quelque part vers la salle, s’essuya les mains sur la cape de pluie d’un garde et s’avança devant tous.
– “Bien, je suis le dekani Bassora, du dème de Laom. Je vais maintenant faire valoir mon stemanendeke, et juger cet homme ici et maintenant, avec valeur pleine, immédiate et sans recours.”
Le ktor, qui avait reçu l’os de poulet sur la poitrine et était en train de nettoyer son plastron, voulut dire quelque chose. Son Eminence le poussa sur le côté et se plaça à côté du scribe.
– “Vous connaissez les formes, scribe ? Alors constatez et notez. Dekani Bassora, laodema, huitième croissant, et la date, lieu et circonstances légitimes.”
Il posa sa main d’anneau devant le scribe, qui s’approcha très près pour déchiffrer la bague dekanie. Son Eminence demeura immobile tandis que le scribe faisait de nombreux et laborieux allers-retours entre les gravures de la bague et le papier d’acte.
Seul le gratouillis de la plume troubla le silence pendant un moment, ainsi que quelqu’un qui péta dans l’assistance.
Son Eminence désigna le confessé, toujours nu et à genoux au milieu de la salle.
– “Cet homme nu a-t-il un nom ?”
Le coupable hocha la tête en silence parce que son nom avait déjà été donné à plusieurs reprises et porté sur les minutes.
Le ktor répondit pour lui :
– “Il s’appelle Ptep Minago, Excellence. Nous le connaissons bien, c’est un tire-bouge, un écumeur des basses.”
Son Eminence fit la moue.
– “Je n’ai jamais vu un homme avec un nom aussi long. Scribe, inscrivez Ptep Minago, cela suffira.”
Il s’approcha du coupable et le releva d’une prise ferme.
– “Devant la justice, chacun est nu, mais tous sont debout. Nous ne faisons pas justice d’esclaves. Ptep Minago, tu as tué ton partenaire de jeu, ici-même, cette nuit. Pourquoi ?
– Je ne l’ai pas tué, Excellence.
– Tu l’as tué parce qu’il trichait au jeu. Tu as confié ton argent à la foi du hasard, et cet homme t’a volé ton argent et ta foi. C’est pourquoi tu l’as tué. Est-ce que je dis la vérité, Ptep Minago ?”
Ptep Minago jeta un coup d’oeil égaré autour de lui. Son regard s’arrêta un instant sur Ladimir. Ladimir haussa les épaules.
Son Eminence saisit la tête de Ptep Minago et la tourna vers elle.
– “Est-ce que je dis la vérité ?”
Ptep Minago hocha la tête vers son Eminence.
– “Ptep Minago, les enfants hochent la tête, les adultes répondent à voix haute et claire, sur leur deux jambes. Est-ce que je dis la vérité ? Est-ce que tu as tué ton partenaire de jeu parce qu’il avait trompé ta confiance et brisé ton serment sacré ?
– Quel serment sacré, Excellence ?
– Celui de vouer l’argent que tu jouais aux puissances du hasard, pour qu’elles en disposent comme bon leur semble. Ton pieux sacrifice, Ptep Minago. Cet homme te l’a-t-il dérobé, oui ou non ?”
Ptep Minago roula des yeux vers Ladimir.
Ladimir lui fit signe de suivre le mouvement.
– “Oui, Excellence, il me l’a dérobé. Il m’a dérobé mon sacrifice.
– Lorsqu’un homme sacrifie aux puissances divines, ce qu’il sacrifie ne lui appartient plus. L’argent détourné par la tricherie n’était donc plus ton argent, mais celui du dieu, Ptep Minago. L’argent d’Helelaos, le dieu-hasard. Et c’est Helelaos que ton partenaire a lésé en trichant. Je considère donc que lorsque tu as porté le couteau dans son corps, c’est Helelaos qui a agi par ta main pour rétablir ses droits et percevoir son sacrifice. As-tu senti son souffle et sa présence au moment terrible ?”
Ptep Minago plissa les yeux, ne sachant si le moment terrible était maintenant, un autre moment, ou simplement tous les moments.
Son Eminence claqua des doigts avec impatience.
– “Je te le demande encore, je ne te le demanderai plus. Ptep Minago, as-tu ressenti le souffle et la présence du dieu-hasard derrière toi, en toi, autour de toi ou au-dessus de toi, au moment où tu as plongé ton couteau dans le corps de ton partenaire de jeu ? As-tu été saisi de la vue rouge, du souffle court, du temps gelé, tous signes connus et renommés comme la présence d’un dieu en colère s’exprimant à travers nous ?”
Son Eminence observa que Ptep Minago était complètement perdu.
– “Oui ou non, abruti ?” fit-elle.
Ladimir acquiesca rapidement en direction de Ptep Minago.
– “Oui, fit Ptep Minago.
– Scribe, inscrivez. Ma justice est ainsi rendue : j’acquitte Ptep Minago et le délivre de son compte. Le dieu-hasard a agi à travers lui et il ne nous appartient pas de juger l’acte des dieux. Néanmoins, comme c’est la mort d’un homme qui a été le résultat de cette action et non celle d’un dieu, je condamne Ptep Minago au service de corps, pour une durée dont la remise ne pourra être demandée avant la première décade close. Ce service de corps m’est attribué. Tel est mon jantao. Telle est ma justice.”
Son Eminence fit signe à Ladimir et quitta l’auberge.
Le scribe termina d’inscrire et porter les cachets.
Le ktor fixait Ptep Minago, qui demeurait immobile, nu et perdu au milieu de la salle.
– “Il t’a épargné, idiot. Habille-toi, et suis-le. C’est ton maître, désormais.”
Les habits de Ptep Minago n’étaient plus utilisables, l’arrestation les ayant ruinés.
Ladimir acheta une couverture à l’aubergiste.

Sur la route, son Eminence grimaçait d’inconfort, cherchant une position de selle qui ne la fasse pas trop souffrir. Foudre Blanche ne lui facilitait pas la tâche, frustré de sa matinée contrariée et frissonnant d’envie d’allonger le galop.
Son Eminence jeta quelques regards ambigus au paisible Boutade, dont Ladimir connaissait bien la capacité à n’être frustré par rien, et surtout pas par l’inaction.
Ils avançaient au pas. La neige avait repris. A quelque distance, Ptep Minago suivait, enveloppé dans la couverture.
– “Cet homme va nu-pieds dans la neige, votre Excellence”, énonça Ladimir. “Demain, il ne pourra plus marcher.
– Nous lui trouverons des habits et des bottes en chemin.
– Si vous comptez l’emmener jusqu’à Loukine, il lui faudra monture également.
– Je comptais prendre un âne de bât. Nous prendrons une mule en sus. Il montera l’une et s’occupera de l’autre. A moins que ce ne soit la mule qui le monte, ou l’âne qui le bâte. Tu te demandes, Ladimir, pourquoi j’ai sauvé Ptep Minago du pal ?”
Ladimir soupira un long nuage de buée.
– “Les gestes de votre Excellence n’ont pas raison à me rendre.
– Il n’est pas coupable. C’est moi qui ai tué son partenaire de jeu. Comme ce dernier venait, à couteau sorti, me voler pendant le sommeil, je l’ai jeté par la fenêtre. Il est tombé sur la lame et ne s’est pas relevé.
– Si j’en juge par ce matin mon ménage dans la chambre de votre Excellence, il me semble qu’il est tombé premièrement sur son couteau, puis s’est traîné lui-même par les pieds jusqu’à la fenêtre.
– C’est fort possible, Ladimir. J’étais dans la confusion du demi-sommeil, les détails n’ont pas marqué mon esprit. Je ne pensais qu’à retrouver rapidement mon lit et mon repos”.
Ladimir jeta un coup d’oeil à Ptep Minago qui vacillait derrière eux dans la neige.
– “Votre Excellence n’aurait-elle pas pu simplement le grâcier ?
– Non, Ladimir. Si je m’étais contenté de l’acquitter et de partir, ils l’auraient lapidé dans mon dos. Je n’avais autre choix que de le prendre en compagnie.
– Dans quelle ville votre Excellence pense-t-elle s’en désencombrer pour le laisser marcher son propre chemin ?
– Je l’ai condamné au jantao pour une décade, Ladimir. Ma justice n’est pas parole au vent. Habitue-toi à voir cet imbécile, il est avec nous pour longtemps”.

Derrière eux, Ptep Minago s’était effondré dans la neige sur le bord de la route. Les flocons doucement recouvraient la couverture, avalant peu à peu la tache sombre du corps et les grosses racines des arbres.
Ladimir tourna bride.
Son Eminence poursuivit sans se retourner, ne cessant de se tortiller sur sa selle.
Ladimir ficela Ptep Minago dans la couverture et le chargea en traineau derrière Boutade.


l’ourse de Loukine depuis le début

l’ourse de loukine 2

La Loukine était un massif montagneux qui se trouvait à cent vingt cinq kilomètres plus à l’est dans l’hiver.
La neige encombrait la route et de grandes buées auréolaient les narines des chevaux. Les arbres étaient en congé, ou morts.
– Votre Excellence a -t-elle songé que l’on a peut-être déjà tué cet ours ?
– Si c’est le cas, je serais curieux de rencontrer le chasseur qui lui a porté le coup.
– Votre Excellence a-t-elle considéré que cet ours puisse être imaginaire ?
– Je sais distinguer un trophée d’un bestiaire de fantaisie.
– Un ours de trois mètres de haut et d’un cri sanguinaire, votre Excellence ne saurait l’admettre sans circonspection.
– Tu juges de la bête, je juge de l’homme. Ce voyageur disait ce qu’il a vu.
– Votre Excellence est donc d’accord qu’il y a folie à se lancer sans compagnie à la rencontre d’un tel monstre ?
– Pour toi, Ladimir, la folie commence au sortir du lit.
Ils s’arrêtèrent au soir dans une auberge de poste. Deux hommes y jouaient aux dés, assis dans la salle basse.
L’aubergiste regardait dans le vide depuis son comptoir. Il a peut-être une vie intérieure très riche, songea Ladimir en s’approchant.
–  Mon maître voudrait une chambre, deux places à l’étable et de l’avoine en conséquence.
– Ce n’est pas un maître qui peut vouloir beaucoup de choses, celui qui a un valet comme toi, fit l’aubergiste en détaillant Ladimir avec insolence.
– C’est le dekani Bassora, répondit doucement Ladimir.
– Et moi je suis l’impératrice Rajaniz, ricana l’un des joueurs de dés sans lever les yeux de la partie.
– Allons voir ton dekani, fit l’aubergiste en se dirigeant vers la sortie.
Son Eminence était à l’étable, flattant Foudre Blanche.
– Aubergiste, ce que je vois dans tes auges dégoûterait une truie.
– Si tu n’es pas content, tu peux reprendre ta route.
Son Eminence agita l’anneau dekani à son annulaire.
– Allons, allons. Je veux bien croire à ton ignorance, mais ta grossièreté ne trouve pas d’excuse.
Son Eminence tapota la joue de Foudre Blanche, celle de l’aubergiste, et quitta l’étable.
– Envoie quelqu’un pour l’avoine et occupe-toi de son Excellence, conseilla Ladimir en suivant son maître.
Son Eminence s’était assise à la table des joueurs de dés.
– C’est une triste vie que celle consacrée au jeu du hasard, était en train de dire Son Eminence quand Ladimir entra dans la salle basse.
– C’est une vie qui en vaut bien une autre, répondit l’un des joueurs. Si tu n’as rien de mieux à dire, va t’asseoir ailleurs.
L’aubergiste revint dans la salle et disparut aussitôt dans les cuisines.
– Je n’ai rien de mieux à dire, mais mon valet jouera pour moi.
Son Eminence se leva et désigna sa place à Ladimir.
– A hauteur de dix skans.
– Votre Excellence n’y pense pas. Je suis très mauvais aux dés, la chance me fuit.
– C’est heureux que la chance te fuit. Tu ne dois donc ta vie qu’à toi-même.
Son Eminence se retira à la table la plus lointaine et se plongea dans la contemplation, les yeux fixés sur la petite fenêtre.
Ladimir s’installa auprès des deux joueurs.
– C’est donc ça, ton dekani ? fit l’un d’eux en posant une pièce sur la table.
– Nous jouons au vingt et un, en trois piquets, fit l’autre en posant également une pièce.
– Je connais cette règle. J’entame.
Ladimir posa sa pièce et prit les dés.
– Quatre et trois, font sept, commenta le joueur assis à côté de lui.
Ladimir reprit les dés, les relança.
– Cinq et six, font onze. Onze et sept font dix-huit.
– Je laisse ici, fit Ladimir.
– Je tire, fit le premier joueur.
– Que fait-il ici, avec toi pour seule compagnie ?
– Tu parles de mon maître ? Il chasse.
– Cinq et un font six, tira le premier joueur. C’est un drôle de dekani, qui se promène seul à cheval au milieu de l’hiver. Où sont ses oukshi ?
– Il ne les a pas mandés.
– Quatre et six font dix, et six font seize. Je tire en trois, fit le premier joueur.
– Une chasse sans équipage, qui vous mène la nuit à l’auberge. Tu as de bons contes.
– Six et cinq font onze.
– Ta pièce est perdue, à moi de tirer.
Le second joueur lança.
– Six et un font sept. Ton dekani n’a-t-il pas une forêt à lui ? Qu’est-ce qu’il vient chasser ici ?
– Ici, il ne fait que passer. C’est là-bas qu’il va chasser.
– Mais encore ?
– C’est une chasse à l’ours. 
– Cinq et deux font sept toujours. A quatorze, je tire en trois.
– L’ours dort en hiver. Ton conte sonne faux.
– Cinq et un six, avec quatorze fait vingt.
Le second joueur empocha les trois pièces. Son Eminence se leva et s’approcha.
– C’est une triste vie que celle qu’on voue au hasard, mais que dire de celui qui la triche ?
– Tricher ? Quelle histoire cherches-tu, vieillard ?
– Tu as changé les dés. Dans les tiens, l’un fait toujours cinq ou six, l’autre toujours un ou deux. Tu peux mentir, mais qu’est-ce que tu y gagnes ?
– Autant qu’à chasser l’ours en hiver.
– C’est la vérité ? demanda le premier joueur au second.
– Il a changé les dés, c’est un très vieux tour. Comment ne le voyez-vous pas, c’est également un très ancien mystère, fit Son Eminence en retournant à sa table.
– Le vieux est vieux, fit l’autre en se levant.
– Rends-moi ce que tu m’as pris.
– Tu joues pour jouer, alors qu’est-ce qui te lèse ?
– La triche est le vol et le vol n’est pas le jeu.
– S’il dit vrai sur les dés, même ainsi je peux perdre. Fais le calcul.
– Mais tu peux surtout gagner, c’est ce que j’ai déjà vérifié.
L’aubergiste entra dans la salle, apportant un poulet cuit pour son Eminence.
Ladimir vint le rejoindre et le regarda manger en silence, versant le vin jusqu’à ce que la main horizontale de Son Eminence lui donne l’ordre d’arrêter.
Quand Son Eminence eut fini, elle se leva et demanda sa chambre.
Ladimir mangea une cuisse de poulet qui restait.
Les joueurs de dés se taisaient. Celui qui avait triché regardait Ladimir. L’autre regardait le couteau posé sur la table. Ladimir acheva son repas et alla dormir dans l’étable.

l’ourse de loukine

Ladimir eut longtemps l’occasion de maudire le voyageur qui parla de l’ours à Son Eminence.
– Deux fois, peut-être trois fois la taille d’un homme. Large comme un continent, et son cri glace le sang à douze kilomètres.
– Les ours ne crient pas, corrigea Son Eminence, confortablement assis face au feu.
– Celui-là, vous préféreriez qu’il crie, sourit le voyageur.
Son Eminence lui avait offert l’hospitalité comme il arrivait au soir devant le portail du magga, crotté de la route et sous la neige qui recommençait à tomber.
La cloche avait sonné et le portier était venu annoncer qu’un inconnu qui ne se recommandait que de Dieu espérait passer la nuit dans l’étable.
Son Eminence avait demandé : “Est-il armé ?”. L’inconnu l’était, mais il assurait que c’était pour la chasse. “Un chasseur ? Donnez-lui un dîner, une chambre et faites-le venir.”
L’inconnu était venu, il avait remercié pour toutes les bontés et Son Eminence avait levé deux fois l’annulaire pour indiquer que ce n’était rien.
Et puis ils avaient parlé chasse et Ladimir avait doucement sombré dans l’ennui.
Il connaissait toutes les histoires de Son Eminence, et celles du voyageur, bien qu’avec des mots différents, étaient exactement les mêmes.
Toujours il y avait quelque part une grosse bête méchante et dangereuse, avec beaucoup de griffes et autant de dents pointues, et en face se trouvait Son Eminence ou le voyageur, avec une arme ridicule et son seul courage qui l’avait fait venir là où personne ne lui demandait d’aller.
Ensuite la bête croisait le chemin de Son Eminence ou du voyageur, dans la plus complète des surprises, et puis la bête évidemment attaquait Son Eminence ou le voyageur, et c’était le moment des variations.
Mais inévitablement, l’histoire se terminait avec la bête méchante et dangereuse au tapis, et Son Eminence ou le voyageur droit et fier comme un homme.
Quand ils eurent épuisés tout le terrain que l’histoire naturelle a prévu pour les bêtes méchantes et dangereuses, ils en vinrent à compter le plus d’oiseaux qu’ils avaient eus en un coup de fusil.
A ce moment, Ladimir s’endormit carrément, si bien qu’il ne sut jamais comment l’ours était arrivé dans la conversation. Il se réveilla parce que le ton avait baissé, comme s’il s’agissait d’une importante confidence d’Etat, mais il ne s’agissait que d’un ours, un ours tellement énorme que Ladimir pensa que le voyageur se payait la tête de Son Eminence.
– Il vit dans les forêts de la Loukine, et il en a chassé tout le monde.
– Vous l’avez vu ?
– Je l’ai vu, oui. Une fois, et c’est assez.
– Vous ne l’avez pas chassé ?
– On ne chasse pas cet ours. On lui échappe.
Ladimir pensa se rendormir, mais le visage de Son Eminence avait quelque chose de nouveau, qu’il ne lui avait pas vu depuis vingt et quelques années.
– Cet ours, demeure-t-il toujours dans la Loukine ?
Le voyageur repartit le lendemain et Ladimir sentit que les choses allaient mal tourner quand il entra dans la chambre de Son Eminence et qu’il le trouva debout en robe de chambre, face à la fenêtre, contemplant la neige qui s’épaississait dans le brouillard.
– Ladimir, prépare mon équipement, fit Son Eminence et Ladimir manqua faire tomber le café.
– Votre équipement, Excellence ? Lequel ?
– Eh bien, je ne parle pas de mes chaussons de danse.
Et Ladimir comprit qu’il allait falloir quitter le magga où l’on était si bien, détruire les petites habitudes si confortables et se taper des kilomètres dans la neige très froide à chasser un ours imaginaire.
– Il faut que je quitte ce magga où je suis trop bien, que je quitte toutes ces petites habitudes qui m’étouffent et me tuent bien plus sûrement que la vieillesse. Nous allons chasser l’ours dont nous entretenait ce voyageur. Nous allons nous rendre dans la Loukine, et nous allons le traquer, jusqu’à la fin.
Ladimir comprit que ce n’était pas la peine de dire à Son Eminence de ne pas y penser.
– Je ne veux pas mourir en robe de chambre, Ladimir. C’est une mort qui n’a rien de convenable.
On ne pouvait pas dire de ne pas y penser à un homme qui ne voulait pas mourir en robe de chambre.
– Son Excellence songe-t-elle qu’il s’agit d’un voyage très long et très dur, à mener ainsi au coeur de l’hiver ?
– Les ours sont en faiblesse pendant l’hiver. Nous le surprendrons.
– La Loukine est loin, votre Excellence.
– Mais la mort est toujours proche, Ladimir. Servez le café et allez préparer mes affaires de chasse.

Ladimir transmit les ordres. Il veilla aux provisions et rassembla fourrures et couvertures. Il fit examiner les chevaux pour déterminer ceux qui étaient le plus en état de prendre la route.
Son Eminence pendant ce temps tournait en rond dans sa chambre, les yeux fixés sur la neige silencieuse. Il sonna Ladimir à chaque heure.
– Ladimir, où en sommes-nous ?
– Nous serons bientôt prêts, votre Excellence.

Ils partirent à l’aube, dans un froid lunaire.
Ladimir avait choisi de faire seller Foudre Blanche pour son Eminence, et lui-même montait Boutade. Foudre Blanche était un jeune étalon gris et blanc, la plus récente acquisition de son Eminence. Le fessier de son Eminence devenait sensible et il n’avait pas monté depuis quelques temps.
Ladimir espérait que Son Eminence reviendrait à des aspirations plus humaines, tournant autour de la paix du foyer et la douceur d’un bon fauteuil au coin du feu, après quelques jours passés à se faire balloter sur Foudre Blanche.
Boutade était une vieille jument qui ne secouait pas trop, au tempérament peu concerné par l’aventure et dont la qualité essentielle était de savoir bien trouver les abris.

Quand ils traversèrent le maggadin, quelques rares passants enveloppés de buée reconnurent son Eminence et lui firent la révérence. Son Eminence leur adressa une vague bénédiction du bout des doigts et, Ladimir à sa suite, il quittèrent la ville un matin de peyatxo, abandonnant derrière eux, dans l’air glacé, les révolutions et les feux de salon.