La Loukine était un massif montagneux qui se trouvait à cent vingt cinq kilomètres plus à l’est dans l’hiver.
La neige encombrait la route et de grandes buées auréolaient les narines des chevaux. Les arbres étaient en congé, ou morts.
— Votre Excellence a -t-elle songé que l’on a peut-être déjà tué cet ours ?
— Si c’est le cas, je serais curieux de rencontrer le chasseur qui lui a porté le coup.
— Votre Excellence a-t-elle considéré que cet ours puisse être imaginaire ?
— Je sais distinguer un trophée d’un bestiaire de fantaisie.
— Un ours de trois mètres de haut et d’un cri sanguinaire, votre Excellence ne saurait l’admettre sans circonspection.
— Tu juges de la bête, je juge de l’homme. Ce voyageur disait ce qu’il a vu.
— Votre Excellence est donc d’accord qu’il y a folie à se lancer sans compagnie à la rencontre d’un tel monstre ?
— Pour toi, Ladimir, la folie commence au sortir du lit.
Ils s’arrêtèrent au soir dans une auberge de poste. Deux hommes y jouaient aux dés, assis dans la salle basse.
L’aubergiste regardait dans le vide depuis son comptoir. Il a peut-être une vie intérieure très riche, songea Ladimir en s’approchant.
— Mon maître voudrait une chambre, deux places à l’étable et de l’avoine en conséquence.
— Ce n’est pas un maître qui peut vouloir beaucoup de choses, celui qui a un valet comme toi, fit l’aubergiste en détaillant Ladimir avec insolence.
— C’est le dekani Bassora, répondit doucement Ladimir.
— Et moi je suis l’impératrice Rajaniz, ricana l’un des joueurs de dés sans lever les yeux de la partie.
— Allons voir ton dekani, fit l’aubergiste en se dirigeant vers la sortie.
Son Eminence était à l’étable, flattant Foudre Blanche.
— Aubergiste, ce que je vois dans tes auges dégoûterait une truie.
— Si tu n’es pas content, tu peux reprendre ta route.
Son Eminence agita l’anneau dekani à son annulaire.
— Allons, allons. Je veux bien croire à ton ignorance, mais ta grossièreté ne trouve pas d’excuse.
Son Eminence tapota la joue de Foudre Blanche, puis celle de l’aubergiste, et quitta l’étable.
— Envoie quelqu’un pour l’avoine et occupe-toi de son Excellence, conseilla Ladimir en suivant son maître.
Son Eminence s’était assise à la table des joueurs de dés.
— C’est une triste vie que celle consacrée au jeu du hasard, était en train de dire Son Eminence quand Ladimir entra dans la salle basse.
— C’est une vie qui en vaut bien une autre, répondit l’un des joueurs. Si tu n’as rien de mieux à dire, va t’asseoir ailleurs.
L’aubergiste revint dans la salle et disparut aussitôt dans les cuisines.
— Je n’ai rien de mieux à dire, mais mon valet jouera pour moi.
Son Eminence se leva et désigna sa place à Ladimir.
— A hauteur de dix skans.
— Votre Excellence n’y pense pas. Je suis très mauvais aux dés, la chance me fuit.
— C’est heureux que la chance te fuit. Tu ne dois donc ta vie qu’à toi-même.
Son Eminence se retira à la table la plus lointaine et se plongea dans la contemplation, les yeux fixés sur la petite fenêtre.
Ladimir s’installa auprès des deux joueurs.
— C’est donc ça, ton dekani ? fit l’un d’eux en posant une pièce sur la table.
— Nous jouons au vingt et un, en trois piquets, fit l’autre en posant également une pièce.
— Je connais cette règle. J’entame.
Ladimir posa sa pièce et prit les dés.
— Quatre et trois, font sept, commenta le joueur assis à côté de lui.
Ladimir reprit les dés, les relança.
— Cinq et six, font onze. Onze et sept font dix-huit.
— Je laisse ici, fit Ladimir.
— Je tire, fit le premier joueur.
— Que fait-il ici, avec toi pour seule compagnie ?
— Tu parles de mon maître ? Il chasse.
— Cinq et un font six, tira le premier joueur. C’est un drôle de dekani, qui se promène seul à cheval au milieu de l’hiver. Où sont ses oukshi ?
— Il ne les a pas mandés.
— Quatre et six font dix, et six font seize. Je tire en trois, fit le premier joueur.
— Une chasse sans équipage, qui vous mène la nuit à l’auberge. Tu as de bons contes.
— Six et cinq font onze.
— Ta pièce est perdue, à moi de tirer.
Le second joueur lança.
— Six et un font sept. Ton dekani n’a-t-il pas une forêt à lui ? Qu’est-ce qu’il vient chasser ici ?
— Ici, il ne fait que passer. C’est là-bas qu’il va chasser.
— Mais encore ?
— C’est une chasse à l’ours.
— Cinq et deux font sept toujours. A quatorze, je tire en trois.
— L’ours dort en hiver. Ton conte sonne faux.
— Cinq et un six, avec quatorze fait vingt.
Le second joueur empocha les trois pièces.
Son Eminence se leva et s’approcha.
— C’est une triste vie que celle qu’on voue au hasard, mais que dire de celui qui la triche ?
— Tricher ? Quelle histoire cherches-tu, vieillard ?
— Tu as changé les dés. Dans les tiens, l’un fait toujours cinq ou six, l’autre toujours un ou deux. Tu peux mentir, mais qu’est-ce que tu y gagnes ?
— Autant qu’à chasser l’ours en hiver.
— C’est la vérité ? demanda le premier joueur au second.
— Il a changé les dés, c’est un très vieux tour. Comment ne le voyez-vous pas, c’est également un très ancien mystère, fit Son Eminence en retournant à sa table.
— Le vieux est vieux, fit l’autre en se levant.
— Rends-moi ce que tu m’as pris.
— Tu joues pour jouer, alors qu’est-ce qui te lèse ?
— La triche est le vol et le vol n’est pas le jeu.
— S’il dit vrai sur les dés, même ainsi je peux perdre. Fais le calcul.
— Mais tu peux surtout gagner, c’est ce que j’ai déjà vérifié.
L’aubergiste entra dans la salle, apportant un poulet cuit pour son Eminence.
Ladimir vint le rejoindre et le regarda manger en silence, versant le vin jusqu’à ce que la main horizontale de Son Eminence lui donne l’ordre d’arrêter.
Quand Son Eminence eut fini, elle se leva et demanda sa chambre.
Ladimir mangea une cuisse de poulet qui restait.
Les joueurs de dés se taisaient. Celui qui avait triché regardait Ladimir. L’autre regardait le couteau posé sur la table. Ladimir acheva son repas et alla dormir dans l’étable.