
Au matin, Ladimir se leva du foin, vérifia les chevaux et sortit de l’étable. Dans la cour blanche, la neige ne tombait plus et un soleil gelé éclatait.
Le corps de l’un des joueurs traînait non loin de la porte. Il avait l’air d’avoir été déposé par un ange, entouré de neige lisse, et le sang scintillait de glace.
Ladimir entra dans l’auberge. Le patron faisait chauffer l’eau.
Son Eminence était assise à la même place qu’au soir, elle mangeait un brouet.
— Cette auberge est la fente de cul du monde, fit-elle quand Ladimir vint présenter ses respects. Vois ce que je dois manger, Ladimir.
L’aubergiste haussa les épaules et apporta un second brouet pour le valet.
— Il y a un homme mort dans la cour, lança Ladimir. C’est l’un des joueurs d’hier.
— Certainement celui qui triche, dit Son Eminence, achevant son brouet.
L’aubergiste se précipita dans la cour, effaré.
Son Eminence lança sa cuillère par-dessus son épaule, balaya son bol de la table d’un revers de main et se leva.
— Ladimir, sommes-nous prêts ?
— Si votre Excellence le souhaite.
— Alors mange puis vide ma chambre.
Son Eminence sortit. Ladimir termina le brouet et monta chercher les affaires.
Quand il redescendit, son Eminence se tenait debout dans la cour, contemplant le corps.
L’aubergiste était parti chercher la garde.
Ladimir alla seller les chevaux.
— Cette grande affaire est si courte, n’est-ce-pas ? fit Son Eminence toujours campé devant le mort, lorsque Ladimir vint lui présenter Foudre Blanche par la bride. Tant de désirs pour une si fragile enveloppe…
En partant, ils croisèrent l’aubergiste qui revenait avec la garde.
Le ktor les arrêta aussitôt :
— Un homme a été tué dans cette halte hier soir, et vous y dormiez. Veuillez rester de corps tant que l’enquête n’a pas statué.
Son Eminence étudia le ktor avec curiosité.
— Vous avez vu un homme tué dans cette halte ? J’en viens, moi, et je ne vous y ai pas vu.
— Je ne l’ai point vu, mais le tenancier est venu nous chercher et je vais de ce pas le constater.
— Vous me demandez disposition de corps pour un on-dit d’aubergiste ? Allez d’abord constater, établissez l’autorité d’enquête s’il y a lieu, puis revenez.
Son Eminence enleva ses gants de monte, et caressa l’encolure de Foudre Blanche.
Le ktor loucha sur l’anneau dekani à la main qui flattait le cheval.
Son Eminence reprit :
— Je n’ai pu tuer personne dans cette halte, puisque j’y dormais. Et il n’y a rien qu’on puisse faire en même temps que dormir.
— Cela est certain, Excellence. Mais il y a bien des choses qu’on peut faire avant et après.
— Ktor, vous dites vrai. Mais si le sage est toujours vrai, le vrai n’est pas toujours sage.
Ladimir et son Eminence démontèrent cependant et retournèrent attendre à l’auberge.
La garde procéda, piétinant la neige et rassemblant tout le voisinage dans la cour.
Le ktor s’agitait et gueulait en tout sens.
— J’espère que ces abrutis ne seront pas trop lents à trouver le coupable, Ladimir, soupira son Eminence comme le ktor passait justement devant eux. Je ne sais si je dois les mettre sur la piste ou si cela ne fera qu’embrouiller la pelote molle qui leur tient de cervelle.
Le ktor se retourna brusquement en l’entendant, comme saisi d’une fulgurante indigestion, mais le regard gris de son Eminence l’effleura à peine tandis qu’elle baillait.
A la fin de la matinée, on dénicha l’autre joueur de la veille, et on le ramena à l’auberge.
Il suffit de le battre une heure, nu dans la neige au milieu de la cour, pour qu’il avoue le crime.
On envoya chercher un scribe pour prendre la note, on jeta l’homme toujours nu au milieu de la salle de l’auberge, et l’on procéda à l’aveu officiel devant l’assemblée.
Le ktor hochait rigoureusement la tête en vérifiant les minutes par-dessus l’épaule du scribe, mais c’était pour se donner une contenance populaire, car de toute évidence il ne savait pas lire.
Son Eminence mangeait une cuisse de poulet, assise sur un banc, suivant la scène.
Ladimir pensait que son Eminence voudrait reprendre la route aussitôt close la procédure d’aveu, mais au lieu de ça, son Eminence jeta son os de poulet quelque part vers la salle, s’essuya les mains sur la cape de pluie d’un des gardes et s’avança devant tous.
— Bien, je suis le dekani Bassora. Je fais valoir mon stemanendeke, et je jugerai cet homme ici et maintenant, avec valeur pleine, immédiate et sans recours.
Le ktor, qui avait reçu l’os de poulet sur la poitrine et était en train de nettoyer son plastron, voulut dire quelque chose. Mais Son Eminence le poussa sur le côté et se plaça à côté du scribe.
— Vous connaissez les formes, scribe ? Alors constatez et notez. Dekani Bassora, laodema, huitième croissant, et la date, lieu et circonstances légitimes.
Il posa sa main d’anneau devant le scribe, qui s’approcha très près pour déchiffrer la bague d’or.
Son Eminence demeura immobile tandis que le scribe faisait de nombreux et laborieux allers-retours entre les gravures de la bague et le papier d’acte.
Seul le gratouillis de la plume troubla le silence pendant un moment, ainsi que quelqu’un qui péta dans l’assistance.
Son Eminence désigna le confessé, toujours nu et à genoux au milieu de la salle.
— Cet homme nu a-t-il un nom ?
Le coupable hocha la tête en silence parce que son nom avait déjà été donné à plusieurs reprises et porté sur les minutes.
Le ktor répondit pour lui :
— Il s’appelle Ptep Minago, Excellence. Nous le connaissons bien, c’est un tire-bouge, un écumeur des basses.
Son Eminence fit la moue.
— Je n’ai jamais vu un homme avec un nom aussi long. Scribe, inscrivez seulement Ptep Minago, cela suffira.
Il s’approcha du coupable et le releva d’une prise ferme.
— Devant la justice, chacun est nu, mais tous sont debout. Nous ne faisons pas justice d’esclaves. Ptep Minago, tu as tué ton partenaire de jeu, ici-même, cette nuit. Pourquoi ?
— Je ne l’ai pas tué, Excellence.
— Tu l’as tué parce qu’il trichait au jeu. Tu as confié ton argent à la foi du hasard, et cet homme t’a volé ton argent et ta foi. C’est pourquoi tu l’as tué. Est-ce que je dis la vérité, Ptep Minago ?
Ptep Minago jeta un coup d’oeil égaré autour de lui. Son regard s’arrêta un instant sur Ladimir. Ladimir haussa les épaules.
Son Eminence saisit la tête de Ptep Minago et la tourna vers elle.
— Est-ce que je dis la vérité ?
Ptep Minago hocha la tête vers son Eminence.
— Ptep Minago, les enfants hochent la tête, les adultes répondent à voix haute et claire, sur leur deux jambes. Est-ce que je dis la vérité ? Est-ce que tu as tué ton partenaire de jeu parce qu’il avait trompé ta confiance et brisé ton serment sacré ?
— Quel serment sacré, Excellence ?
— Celui de vouer l’argent que tu jouais aux puissances du hasard, pour qu’elles en disposent comme bon leur semble. Ton pieux sacrifice, Ptep Minago. Cet homme te l’a-t-il dérobé, oui ou non ?”
Ptep Minago roula des yeux vers Ladimir.
Ladimir lui fit signe de suivre le mouvement.
— Oui, Excellence, il me l’a dérobé. Il m’a dérobé mon sacrifice.
— Lorsqu’un homme sacrifie aux puissances divines, ce qu’il sacrifie ne lui appartient plus. L’argent détourné par la tricherie n’était donc plus ton argent, mais celui du dieu, Ptep Minago. L’argent d’Helelaos, le dieu-hasard. Et c’est Helelaos que ton partenaire a lésé en trichant. Je considère donc que lorsque tu as porté le couteau dans son corps, c’est en réalité Helelaos qui a agi par ta main pour rétablir ses droits et percevoir son sacrifice. As-tu senti son souffle et sa présence au moment terrible ?
Ptep Minago plissa les yeux, ne sachant trop si le moment terrible dont on parlait était maintenant, un autre moment, ou simplement tous les moments.
Son Eminence claqua des doigts avec impatience.
— Je te le demande encore, je ne te le demanderai plus. Ptep Minago, as-tu ressenti le souffle et la présence du dieu-hasard derrière toi, en toi, autour de toi ou au-dessus de toi, au moment où tu as plongé ton couteau dans le corps de ton partenaire de jeu ? As-tu été saisi de la vue rouge, du souffle court, du temps gelé, tous signes connus et renommés comme la présence d’un dieu en colère s’exprimant à travers nous ?
Son Eminence observa que Ptep Minago était complètement perdu.
— Oui ou non, abruti ? fit son Eminence.
Ladimir acquiesca rapidement un encouragement en direction de Ptep Minago.
— Oui, souffla Ptep Minago.
— Scribe, inscrivez donc. Ma justice est ainsi rendue : j’acquitte Ptep Minago et le délivre de son compte. Le dieu-hasard a agi à travers lui et il ne nous appartient pas de juger l’acte des dieux. Néanmoins, comme c’est la mort d’un homme qui a été le résultat de cette action et non celle d’un dieu, je condamne Ptep Minago au service de corps, pour une durée dont la remise ne pourra être demandée avant la première décade close. Ce service de corps m’est attribué. Tel est mon jantao. Telle est ma justice.
Son Eminence fit signe à Ladimir et quitta l’auberge.
Le scribe termina d’inscrire et porter les cachets.
Le ktor fixait Ptep Minago, qui demeurait immobile au milieu de la salle, toujours nu et totalement perdu.
— Il t’a épargné, idiot. Habille-toi, et suis-le. C’est ton maître, désormais.
Les habits de Ptep Minago n’étaient plus utilisables, l’arrestation les ayant ruinés.
Ladimir acheta une couverture à l’aubergiste.
Sur la route, son Eminence grimaçait d’inconfort, cherchant une position de selle qui ne la fasse pas trop souffrir. Foudre Blanche ne lui facilitait pas la tâche, frustré de sa matinée contrariée et frissonnant d’envie d’allonger le galop.
Son Eminence jeta quelques regards ambigus au paisible Boutade, dont Ladimir connaissait bien la capacité à n’être frustré par rien, et surtout pas par l’inaction.
Ils avançaient au pas. La neige avait repris. A quelque distance, Ptep Minago suivait, enveloppé dans la couverture.
— Cet homme va nu-pieds dans la neige, votre Excellence, énonça Ladimir. Demain, il ne pourra plus marcher.
— Nous lui trouverons des habits et des bottes en chemin.
— Si vous comptez l’emmener jusqu’à Loukine, il lui faudra monture également.
— Je comptais prendre un âne de bât. Nous prendrons une mule en sus. Il montera l’une et s’occupera de l’autre. A moins que ce ne soit la mule qui le monte, ou l’âne qui le bâte. Tu te demandes, Ladimir, pourquoi j’ai sauvé Ptep Minago du pal ?
Ladimir soupira un long nuage de buée.
— Les gestes de votre Excellence n’ont pas de raison à me rendre.
— Il n’est pas coupable. C’est moi qui ai tué son partenaire de jeu. Comme ce dernier venait, à couteau sorti, me voler pendant le sommeil, je l’ai jeté par la fenêtre. Il est tombé sur la lame et ne s’est pas relevé.
— Si j’en juge par ce matin mon ménage dans la chambre de votre Excellence, il me semble qu’il est tombé premièrement sur son couteau, puis s’est traîné lui-même par les pieds jusqu’à la fenêtre.
— C’est fort possible, Ladimir. J’étais dans la confusion du demi-sommeil, les détails n’ont pas marqué mon esprit. Je ne pensais qu’à retrouver rapidement mon lit et mon repos.
Ladimir jeta un coup d’oeil à Ptep Minago qui vacillait derrière eux dans la neige.
— Votre Excellence n’aurait-elle pas pu simplement le grâcier ?
— Non, Ladimir. Si je m’étais contenté de l’acquitter et de partir, ils l’auraient lapidé dans mon dos ou, pire, il aurait poursuivi sa vie absurde à se faire pigeonner. Je n’avais autre choix que de le prendre en compagnie.
— Dans quelle ville votre Excellence pense-t-elle s’en désencombrer et le laisser marcher son propre chemin ?
— Je l’ai condamné au jantao pour une décade, Ladimir. Ma justice n’est pas parole au vent. Habitue-toi à voir cet imbécile, il est avec nous pour longtemps.
Derrière eux, Ptep Minago s’était effondré dans la neige sur le bord de la route. Les flocons doucement recouvraient la couverture, avalant peu à peu la tache sombre du corps et les grosses racines des arbres.
Ladimir tourna bride.
Son Eminence poursuivit sans se retourner, ne cessant de se tortiller sur sa selle.
Ladimir ficela Ptep Minago dans la couverture et le chargea en traineau derrière Boutade.