Ladimir eut longtemps l’occasion de maudire le voyageur qui parla de l’ours à Son Eminence.
— Deux fois, peut-être trois fois la taille d’un homme. Large comme un continent, et son cri glace le sang à douze kilomètres.
— Les ours ne crient pas, corrigea Son Eminence, confortablement assis face au feu.
— Celui-là, vous préféreriez qu’il crie, sourit le voyageur.
Son Eminence lui avait offert l’hospitalité comme il arrivait au soir devant le portail du magga, crotté de la route et sous la neige qui recommençait à tomber.
La cloche avait sonné et le portier était venu annoncer qu’un inconnu qui ne se recommandait que de Dieu espérait passer la nuit dans l’étable.
Son Eminence avait demandé : «Est-il armé ?».
L’inconnu l’était, mais il assurait que c’était pour la chasse.
— Un chasseur ? Donnez-lui un dîner, une chambre et faites-le venir.
L’inconnu était venu, il avait remercié pour toutes les bontés et Son Eminence avait levé deux fois l’annulaire pour indiquer que ce n’était rien.
Et puis ils avaient parlé chasse et Ladimir avait doucement sombré dans l’ennui.
Il connaissait toutes les histoires de Son Eminence, et celles du voyageur, bien qu’avec des mots différents, étaient exactement les mêmes.
Toujours il y avait quelque part une grosse bête méchante et dangereuse, avec beaucoup de griffes et autant de dents pointues, et en face se trouvait Son Eminence ou le voyageur, avec une arme ridicule et son seul courage qui l’avait fait venir là où personne ne lui demandait d’aller.
Ensuite la bête croisait le chemin de Son Eminence ou du voyageur, dans la plus complète des surprises, et puis la bête évidemment attaquait Son Eminence ou le voyageur, et c’était le moment des variations.
Mais inévitablement, l’histoire se terminait avec la bête méchante et dangereuse au tapis, et Son Eminence ou le voyageur droit et fier comme un homme.
Quand ils eurent épuisés tout le terrain que l’histoire naturelle a prévu pour les bêtes méchantes et dangereuses, ils en vinrent à compter le plus d’oiseaux qu’ils avaient eus en un coup de fusil.
A ce moment, Ladimir s’endormit carrément, si bien qu’il ne sut jamais comment l’ours était arrivé dans la conversation. Il se réveilla parce que le ton avait baissé, comme s’il s’agissait d’une importante confidence d’Etat, mais il ne s’agissait que d’un ours, un ours tellement énorme que Ladimir pensa que le voyageur se payait la tête de Son Eminence.
— Il vit dans les forêts de la Loukine, et il en a chassé tout le monde.
— Vous l’avez vu ?
— Je l’ai vu, oui. Une fois, et c’est assez.
— Vous ne l’avez pas chassé ?
— On ne chasse pas cet ours. On lui échappe.
Ladimir pensa se rendormir, mais le visage de Son Eminence avait quelque chose de nouveau, qu’il ne lui avait pas vu depuis vingt et quelques années.
— Cet ours, demeure-t-il toujours dans la Loukine ?
Le voyageur repartit le lendemain et Ladimir sentit que les choses allaient mal tourner quand il entra dans la chambre de Son Eminence et qu’il le trouva debout en robe de chambre, face à la fenêtre, contemplant la neige qui s’épaississait dans le brouillard.
— Ladimir, prépare mon équipement, fit Son Eminence et Ladimir manqua faire tomber le café.
— Votre équipement, Excellence ? Lequel ?
— Eh bien, je ne parle pas de mes chaussons de danse.
Et Ladimir comprit qu’il allait falloir quitter le magga où l’on était si bien, détruire les petites habitudes si confortables et se taper des kilomètres dans la neige très froide à chasser un ours imaginaire.
— Il faut que je quitte ce magga où je suis trop bien, que je quitte toutes ces petites habitudes qui m’étouffent et me tuent bien plus sûrement que la vieillesse. Nous allons chasser l’ours dont nous entretenait ce voyageur. Nous allons nous rendre dans la Loukine, et nous allons le traquer, jusqu’à la fin.
Ladimir comprit que ce n’était pas la peine de dire à Son Eminence de ne pas y penser.
— Je ne veux pas mourir en robe de chambre, Ladimir. C’est une mort qui n’a rien de convenable.
On ne pouvait pas dire de ne pas y penser à un homme qui ne voulait pas mourir en robe de chambre.
— Son Excellence songe-t-elle qu’il s’agit d’un voyage très long et très dur, à mener ainsi au coeur de l’hiver ?
— Les ours sont en faiblesse pendant l’hiver. Nous le surprendrons.
— La Loukine est loin, votre Excellence.
— Mais la mort est toujours proche, Ladimir. Servez le café et allez préparer mes affaires de chasse.
Ladimir transmit les ordres. Il veilla aux provisions et rassembla fourrures et couvertures. Il fit examiner les chevaux pour déterminer ceux qui étaient le plus en état de prendre la route.
Son Eminence pendant ce temps tournait en rond dans sa chambre, les yeux fixés sur la neige silencieuse. Il sonna Ladimir à chaque heure.
— Ladimir, où en sommes-nous ?
— Nous serons bientôt prêts, votre Excellence.
Ils partirent à l’aube, dans un froid lunaire.
Ladimir avait choisi de faire seller Foudre Blanche pour son Eminence, et lui-même montait Boutade. Foudre Blanche était un jeune étalon gris et blanc, la plus récente acquisition de son Eminence. Le fessier de son Eminence devenait sensible et il n’avait pas monté depuis quelques temps.
Ladimir espérait que Son Eminence reviendrait à des aspirations plus humaines, tournant autour de la paix du foyer et la douceur d’un bon fauteuil au coin du feu, après quelques jours passés à se faire balloter sur Foudre Blanche.
Boutade était une vieille jument qui ne secouait pas trop, au tempérament peu concerné par l’aventure et dont la qualité essentielle était de savoir bien trouver les abris.
Quand ils traversèrent le maggadin, quelques rares passants enveloppés de buée reconnurent son Eminence et lui firent la révérence. Son Eminence leur adressa une vague bénédiction du bout des doigts et, Ladimir à sa suite, il quittèrent la ville un matin de peyatxo, abandonnant derrière eux, dans l’air glacé, les révolutions et les feux de salon.