Dans l’univers grec antique, on est peu concerné par la transcendance, et alors la notion de péché, c’est un concept extraterrestre – mais par contre, on a un nom et un concept spécial pour désigner le fait de partir en vrille dans son egotrip : c’est l’hubris.
Un concept très intéressant, l’hubris.
En gros, c’est la faute de la démesure, la transgression non pas d’un interdit moral absolu, mais d’une limite précise : la limite de ce qu’il nous est accordé d’avoir par le destin.
Le destin, c’est la force aveugle qui tisse le monde, à laquelle même les dieux ne peuvent échapper.
Dans la notion de destin, chez les Grecs, se trouve l’idée d’équilibre : le destin attribue à chacun sa part, non pas de façon personnelle, mais fonctionnelle.
Dans la pensée grecque, ce qui fait que le monde est monde, c’est-à-dire cosmos, un ensemble ordonné par opposition au chaos, qui est le bordel complet – c’est la proportion.
A chacun son lot, ça veut dire : à chacun sa proportion. Ce qui fait que l’ensemble tient en ordre, c’est que la proportion de chaque chose par rapport aux autres est respectée. Il y a même des proportions idéales, qu’on peut calculer. Il n’y a pas de transcendance veut dire qu’il n’y a pas de grandeur absolue : il n’y a que des rapports réciproques et mesurables entre les différents éléments d’un tout.
L’hubris, c’est le fait de sortir de sa proportion. Le châtiment qui punit l’hubris n’est pas en soi un châtiment, mais une correction. Plus tu disproportionnes, plus la correction va être brutale, évidemment. Brutale, mais nécessaire, pour ramener l’ordre du monde. Comme un coup de volant sec pour te replacer dans ta ligne quand tu t’endors sur l’autoroute.
Alors c’est compliqué, parce que, en terme de destin, comment tu peux savoir quelle est la proportion qui t’est attribuée et que tu dois respecter ? Comment tu peux savoir où et quand t’arrêter ? Il n’y a pas de lignes blanches, pas de guide, et pas de prescription de vie, pas de commandement.
C’est en ça que la piété et le scrupule ne font qu’un, chez les Grecs : la piété, le respect des dieux, c’est la seule chose qui doit te retenir, te permettre de conserver la mesure.
Parce que la première de toutes les mesures, c’est d’être mortel. C’est de ne pas être un dieu.
Athènes, cité commerçante, cité navigante, caresse des rêves de grandeur, d’expansion.
Athènes a des envies d’Hollywood Boulevard.
Et évidemment Sparte voit l’affiche du film différemment.
Alors, pour résumer, quand on en arrive à la fameuse expédition de Sicile, ça fait dix ans qu’Athènes et Sparte discutent de ce projet de cinéma en se foutant sur la gueule façon Guerre Froide, en bondissant sur n’importe quel Vietnam qui se présente.
Et à la longue, les Athéniens ont plutôt perdu.
La fin de l’âge d’or en pente douce, parsemée de raclées.
Cette expédition de Sicile, ça va être la cerise sur le gâteau.
La Sicile, c’est une excellente terre, c’est même une des meilleures terres qu’on connaisse en Méditerranée. Là, des motivations pour y aller, c’est pas ce qui manque.
Mais c’est devenu le gros bordel dernièrement, et qui dit gros bordel dit occasion à prendre.
La faute à la démocratie, d’ailleurs. Les cités de Sicile ont succombé à la mode de la démocratie, elles ont foutu leurs tyrans dehors, suite à quoi, il y a comme un léger flou dans l’équilibre des pouvoirs.
Il y a deux villes en Sicile, qui se parlent mal. Et l’une d’elles est généralement soutenue par Sparte.
L’autre vient demander de l’aide aux Athéniens, forcément.
Alors c’est pas tout près, la Sicile. Et puis c’est très grand, et c’est plein de difficultés diverses et de dangers variés.
A Athènes, après dix ans de guerre avec Sparte et une grosse peste qui a fait des ravages, on n’est pas exactement flamberge au vent.
Monter une expédition pour se coller dans un nouveau merdier alors qu’on n’a même pas encore enlevé les pansements du précédent, c’est peut-être pas l’idée en or de l’âge d’or.
L’expédition de Sicile, ça met en scène deux personnages qu’on croise chez Platon : Alcibiade et Nicias.
Alcibiade est le jeune riche, le blindé de thune, le golden boy athénien, fantasque et superbe, plein d’amour et d’arrogance, insolent et joueur, touchant et magnifique de promesses.
Alcibiade, c’est le mec qui avait tellement tout pour lui que la seule façon de surprendre son monde, c’était de tout gâcher.
Nicias c’est le vieux, hésitant et névrosé, habile et intelligent, mais alors bourré de TOC, qui consulte les oracles pour savoir s’il doit boire une camomille ou bien un tilleul ce soir.
C’est une tête, mais pas tellement un homme d’action : ses instincts sont inhibés par l’angoisse.
Là où Alexandre le Macédonien s’avance sans hésiter pour trancher le noeud gordien, Nicias va plutôt demander au devin si les signes prophétisent que Nicias va résoudre le problème.
Mais Nicias est un homme avisé, et quand il monte à la tribune, il donne clairement son avis d’homme avisé : merci mais non merci, laissons les Siciliens dans leurs histoires, parce qu’on a déjà bien assez de bordel comme ça à nettoyer à la maison.
Alcibiade emmène les jeunes avec lui : aucun bon sens, et ils ont envie que ça bouge. Lui, c’est le parti du oui, c’est le parti des huddled masses yearning to breathe free.
Honnêtement, Alcibiade s’en fout un peu de la Sicile.
Il est déjà tellement riche, qu’est-ce que tu veux qu’il y gagne ?
C’est difficile de savoir pourquoi Alcibiade s’est embarqué là-dedans, mais je verrais deux raisons possibles.
La première, c’est qu’il avait envie de bouger, tout simplement, et puis peut-être de récolter de la gloire. Alcibiade, pour le coup, était plutôt dans le pulsionnel, du genre à agir sans trop se poser de questions, et à bien aimer son plaisir.
La seconde, c’est qu’il appartient à l’aristocratie athénienne, et à Athènes, il y a un souci assez récurrent, c’est que l’aristocratie aimerait bien se débarrasser de toutes les contraintes de la démocratie. Elle aimerait pouvoir prendre les décisions en se passant de l’avis de Jo le tanneur.
Alors peut-être que l’avis de Jo le tanneur sur les questions macroéconomiques n’est pas forcément toujours très pertinent, mais il n’y a pas non plus nécessairement de raison pour que l’avis d’un aristocrate athénien le soit plus. Et le principe qui a mené Athènes là où elle est, c’est précisément la démocratie, celle que Solon a instituée, celle dont il a donné les lois. Parce que c’est très différent, somme toute, d’appartenir à une démocratie, ou d’appartenir à un tyran. Ça ne crée pas le même état d’esprit.
Mais l’aristocratie athénienne complote donc assez régulièrement pour renverser la démocratie, et jusqu’ici, Périclès a été le meilleur bouclier de la démocratie. Mais là, Périclès est mort.
Monter une expédition en Sicile, ça veut dire envoyer plein de citoyens en forme et bien armés – loin d’Athènes. Si par exemple on a envie de faire un coup d’Etat, et qu’il se trouve que ces citoyens en forme et armés ont assez peu de chance d’y être favorables – eh bien, c’est plus simple s’ils ne sont pas là.
Donc l’autre hypothèse de l’implication d’Alcibiade, c’est qu’il ait servi les intérêts de sa classe.
Mais pour l’heure, c’est toujours la démocratie à Athènes, et donc, pour monter une expédition en Sicile, il faut un vote.
A Athènes, on débat, et pour débattre, il faut parler.
Parler, c’est une technique. Quand on est au milieu de l’assemblée et qu’on veut faire pencher la balance dans une direction – savoir bien parler est une arme.
Et être beau, grand, riche, puissant, quand on sait bien parler, c’est encore mieux.
Alors quand en plus, on est vraiment malin comme Alcibiade, alors là, c’est juste du ski.
Alcibiade, il a très bien compris par où les prendre, ses concitoyens : un drachme est un drachme.
Alors la richesse de la Sicile, jusqu’ici inatteignable, c’est le moment ou jamais. C’est l’heure du jackpot. Il a la confiance. Il a sans doute pas la moindre idée de ce que ça veut dire, d’aller en Sicile.
Mais ce dont il est certain, c’est que ça redonnera le moral à tout le monde, parce qu’on va s’en mettre plein les poches.
Il est tellement beau et sûr de lui, Alcibiade, il te met la pêche rien qu’en riant.
Du coup, c’est son parti qui l’emporte et l’assemblée vote pour monter une expédition : mobilisation de ceux qui doivent le service militaire, déblocage des crédits financiers, attribution des bateaux, et tout le reste.
Nicias, lui, a un très très mauvais feeling.
Alors aussi sec, il remonte à la tribune pour expliquer que oui, c’est bien gentil, la lumière d’or sur les vergers et les greniers remplis de Sicile, et on pourrait, en effet, mettre la main dessus, peut-être.
Mais le souci, c’est qu’en Sicile, hormis les deux villes actuellement impliquées dans un différend, les autochtones dans leur ensemble ne portent pas exactement les Athéniens dans leur coeur. Donc on pourra difficilement compter sur leur soutien. La Sicile, c’est très loin, le corps expéditionnaire ne pourra compter sur aucune aide, une fois sur place.
Et l’autre souci, c’est que, inévitablement, si les Athéniens débarquent là-bas pour soutenir une ville, ceux de Sparte vont débarquer à la rescousse pour soutenir l’autre. Là, il en faudra sans doute un peu plus que les beaux cheveux d’Alcibiade pour pas se faire bien rétamer. Parce que, pour rappel, se faire bien rétamer par Sparte, c’est ce qui s’est passé la dernière fois, et puis celle d’avant, et puis plein de fois encore avant. Et dans le contexte de la Sicile, ça risque de tourner très vilain. Est-ce qu’on a vraiment envie de prendre ce risque ? Sérieusement ?
Alors le discours de Nicias est une vraie réussite.
L’assemblée est emportée, entièrement d’accord avec lui. Il a raison, Nicias, c’est vraiment chaud, cette expédition, si on y regarde bien.
Donc il faut surtout pas mettre les pieds là-dedans vraiment mettre la dose.
L’assemblée vote pour mobiliser encore plus d’hommes et encore plus d’argent.
Et comme on sent qu’il est vraiment concerné et compétent, Nicias, on lui donne le commandement de l’expédition. Pour encadrer Alcibiade, qui manque un peu de l’expérience de l’âge.
Nicias : a lucky man, vraiment.
L’expédition de Sicile a très mal tourné, évidemment.
Le débarquement des Athéniens en Sicile, bon, c’est une ambiance. Effectivement, les locaux sont pas ravis-ravis de les voir arriver, surtout qu’une armée, elle doit camper, elle doit se nourrir, ça prend de la place, ça fait de la poussière, ça mange du grain et des troupeaux.
Assez vite, un message arrive d’Athènes pour Alcibiade : il y a un procès en cours, des membres de l’aristocratie qui auraient fomenté un complot, ils ont été arrêtés, et on aimerait bien qu’il soit présent pour participer aux débats.
Alors à ce moment-là, Alcibiade, qui sait très bien qu’on ne le rappelle pas juste pour participer à des débats, qui a parfaitement compris que ça sent le roussi pour lui et qui n’a aucune envie de revenir à Athènes pour y être exécuté avec les autres – Alcibiade, qui de toute façon a déjà bien tâté de la Sicile et qui est assez malin pour comprendre que vu comment c’est déjà une bonne galère, qu’est-ce que ça va être quand Sparte débarquera – Alcibiade prend la tangente, trahit Athènes, se tire en douce vers des pâturages plus verts et c’est la raison pour laquelle il est mort plus tard dans une sous-préfecture perse, et pas sur un rivage de Sicile.
Mais par contre Nicias, qui passe son temps à consulter les oracles pour savoir s’il a la faveur des dieux – alors que le premier pékin venu pourrait lui confirmer clairement que non – Nicias n’a pas eu la chance de pouvoir se tirer.
Ce qui se passe en Sicile, c’est que la réputation des Athéniens est quand même assez mauvaise, depuis le temps qu’ils picorent partout. La ligue de Délos qu’ils ont détournée à leur profit ça n’a pas joué pour l’image de marque, et cette expédition Restore Peace en Sicile pour secourir une cité alliée, ça ne trompe personne, tout le monde sait bien ce qu’ils font là en vrai : ils sont là pour prendre.
Evidemment, les Spartiates ont débarqué à leur tour, et là, ça s’est sérieusement corsé.
Quand les voiles de Sparte sont apparues à l’horizon, les Athéniens auraient eu une chance de remonter dans leurs bateaux et de se tirer vite fait.
Mais Nicias a lambiné.
Il fallait appareiller vite, sans doute abandonner du matériel.
Il a eu peur du qu’en-dira-t-on à Athènes, il a demandé aux oracles.
Et puis la fenêtre s’est refermée, les bateaux de Sparte ont bloqué le port – c’était fini.
Ça s’éternise un peu dans une course poursuite ralentie et sans espoir – putain d’île, où tu veux aller ? – et ça se termine par un massacre général au bord d’un fleuve.
On égorge Nicias et un autre général sur la berge.
Les soldats athéniens capturés, on leur a promis la vie sauve et de pas les affamer, et on les parque dans les Latomies, de vastes carrières de pierre creusées dans le sol : le soleil de Sicile y donne en plein toute la journée, la nuit c’est glacial, eau et nourriture au lance-pierre. Ça dure deux mois, comme ça, et puis les survivants sont vendus comme esclaves.
Ceux qui sont rentrés chez eux, à terme : une poignée.
Ils étaient partis quelques dizaines de milliers.
Et le pire, c’est qu’à Athènes, on s’en fout complètement, du foirage de l’expédition de Sicile. On a même complètement oublié cette affaire.
Parce qu’à ce moment-là, à Athènes, cette histoire de procès qu’Alcibiade a gentiment feinté, ça a dégénéré à un point de tension sociale où on est à la limite de la guerre civile.
C’est tellement le bordel que Sparte met carrément la main sur Athènes.
Question correction d’hubris, c’est assez brutal.
L’ambiance est devenue très lourde, la démocratie athénienne connaît une éclipse, et quand on en a eu fini avec une certaine ambiance France 1943 – eh bien, c’est l’époque de Platon.
L’âge d’or n’est plus qu’un joli souvenir en médaillon.
Ça leur était tellement monté à la tête, l’âge d’or, les Athéniens, qu’ils en avaient oublié toutes leurs racines.
Ils en avaient oublié que ce qui compte, c’est de naviguer low-profile dans le merdier du monde, et de revenir chez soi entier, après avoir éclusé toutes ses marchandises, de bons drachmes dans les poches et des vivres pour l’année, sur un de ces bateaux fragiles qui tiennent pas le gros temps imprévisible de la Méditerranée et qui font que rien que prendre la mer, c’est toujours risquer sa peau.