l’ourse de loukine 2

La Loukine était un massif montagneux qui se trouvait à cent vingt cinq kilomètres plus à l’est dans l’hiver.
La neige encombrait la route et de grandes buées auréolaient les narines des chevaux. Les arbres étaient en congé, ou morts.
– Votre Excellence a -t-elle songé que l’on a peut-être déjà tué cet ours ?
– Si c’est le cas, je serais curieux de rencontrer le chasseur qui lui a porté le coup.
– Votre Excellence a-t-elle considéré que cet ours puisse être imaginaire ?
– Je sais distinguer un trophée d’un bestiaire de fantaisie.
– Un ours de trois mètres de haut et d’un cri sanguinaire, votre Excellence ne saurait l’admettre sans circonspection.
– Tu juges de la bête, je juge de l’homme. Ce voyageur disait ce qu’il a vu.
– Votre Excellence est donc d’accord qu’il y a folie à se lancer sans compagnie à la rencontre d’un tel monstre ?
– Pour toi, Ladimir, la folie commence au sortir du lit.
Ils s’arrêtèrent au soir dans une auberge de poste. Deux hommes y jouaient aux dés, assis dans la salle basse.
L’aubergiste regardait dans le vide depuis son comptoir. Il a peut-être une vie intérieure très riche, songea Ladimir en s’approchant.
–  Mon maître voudrait une chambre, deux places à l’étable et de l’avoine en conséquence.
– Ce n’est pas un maître qui peut vouloir beaucoup de choses, celui qui a un valet comme toi, fit l’aubergiste en détaillant Ladimir avec insolence.
– C’est le dekani Bassora, répondit doucement Ladimir.
– Et moi je suis l’impératrice Rajaniz, ricana l’un des joueurs de dés sans lever les yeux de la partie.
– Allons voir ton dekani, fit l’aubergiste en se dirigeant vers la sortie.
Son Eminence était à l’étable, flattant Foudre Blanche.
– Aubergiste, ce que je vois dans tes auges dégoûterait une truie.
– Si tu n’es pas content, tu peux reprendre ta route.
Son Eminence agita l’anneau dekani à son annulaire.
– Allons, allons. Je veux bien croire à ton ignorance, mais ta grossièreté ne trouve pas d’excuse.
Son Eminence tapota la joue de Foudre Blanche, celle de l’aubergiste, et quitta l’étable.
– Envoie quelqu’un pour l’avoine et occupe-toi de son Excellence, conseilla Ladimir en suivant son maître.
Son Eminence s’était assise à la table des joueurs de dés.
– C’est une triste vie que celle consacrée au jeu du hasard, était en train de dire Son Eminence quand Ladimir entra dans la salle basse.
– C’est une vie qui en vaut bien une autre, répondit l’un des joueurs. Si tu n’as rien de mieux à dire, va t’asseoir ailleurs.
L’aubergiste revint dans la salle et disparut aussitôt dans les cuisines.
– Je n’ai rien de mieux à dire, mais mon valet jouera pour moi.
Son Eminence se leva et désigna sa place à Ladimir.
– A hauteur de dix skans.
– Votre Excellence n’y pense pas. Je suis très mauvais aux dés, la chance me fuit.
– C’est heureux que la chance te fuit. Tu ne dois donc ta vie qu’à toi-même.
Son Eminence se retira à la table la plus lointaine et se plongea dans la contemplation, les yeux fixés sur la petite fenêtre.
Ladimir s’installa auprès des deux joueurs.
– C’est donc ça, ton dekani ? fit l’un d’eux en posant une pièce sur la table.
– Nous jouons au vingt et un, en trois piquets, fit l’autre en posant également une pièce.
– Je connais cette règle. J’entame.
Ladimir posa sa pièce et prit les dés.
– Quatre et trois, font sept, commenta le joueur assis à côté de lui.
Ladimir reprit les dés, les relança.
– Cinq et six, font onze. Onze et sept font dix-huit.
– Je laisse ici, fit Ladimir.
– Je tire, fit le premier joueur.
– Que fait-il ici, avec toi pour seule compagnie ?
– Tu parles de mon maître ? Il chasse.
– Cinq et un font six, tira le premier joueur. C’est un drôle de dekani, qui se promène seul à cheval au milieu de l’hiver. Où sont ses oukshi ?
– Il ne les a pas mandés.
– Quatre et six font dix, et six font seize. Je tire en trois, fit le premier joueur.
– Une chasse sans équipage, qui vous mène la nuit à l’auberge. Tu as de bons contes.
– Six et cinq font onze.
– Ta pièce est perdue, à moi de tirer.
Le second joueur lança.
– Six et un font sept. Ton dekani n’a-t-il pas une forêt à lui ? Qu’est-ce qu’il vient chasser ici ?
– Ici, il ne fait que passer. C’est là-bas qu’il va chasser.
– Mais encore ?
– C’est une chasse à l’ours. 
– Cinq et deux font sept toujours. A quatorze, je tire en trois.
– L’ours dort en hiver. Ton conte sonne faux.
– Cinq et un six, avec quatorze fait vingt.
Le second joueur empocha les trois pièces. Son Eminence se leva et s’approcha.
– C’est une triste vie que celle qu’on voue au hasard, mais que dire de celui qui la triche ?
– Tricher ? Quelle histoire cherches-tu, vieillard ?
– Tu as changé les dés. Dans les tiens, l’un fait toujours cinq ou six, l’autre toujours un ou deux. Tu peux mentir, mais qu’est-ce que tu y gagnes ?
– Autant qu’à chasser l’ours en hiver.
– C’est la vérité ? demanda le premier joueur au second.
– Il a changé les dés, c’est un très vieux tour. Comment ne le voyez-vous pas, c’est également un très ancien mystère, fit Son Eminence en retournant à sa table.
– Le vieux est vieux, fit l’autre en se levant.
– Rends-moi ce que tu m’as pris.
– Tu joues pour jouer, alors qu’est-ce qui te lèse ?
– La triche est le vol et le vol n’est pas le jeu.
– S’il dit vrai sur les dés, même ainsi je peux perdre. Fais le calcul.
– Mais tu peux surtout gagner, c’est ce que j’ai déjà vérifié.
L’aubergiste entra dans la salle, apportant un poulet cuit pour son Eminence.
Ladimir vint le rejoindre et le regarda manger en silence, versant le vin jusqu’à ce que la main horizontale de Son Eminence lui donne l’ordre d’arrêter.
Quand Son Eminence eut fini, elle se leva et demanda sa chambre.
Ladimir mangea une cuisse de poulet qui restait.
Les joueurs de dés se taisaient. Celui qui avait triché regardait Ladimir. L’autre regardait le couteau posé sur la table. Ladimir acheva son repas et alla dormir dans l’étable.

l’ourse de loukine

Ladimir eut longtemps l’occasion de maudire le voyageur qui parla de l’ours à Son Eminence.
– Deux fois, peut-être trois fois la taille d’un homme. Large comme un continent, et son cri glace le sang à douze kilomètres.
– Les ours ne crient pas, corrigea Son Eminence, confortablement assis face au feu.
– Celui-là, vous préféreriez qu’il crie, sourit le voyageur.
Son Eminence lui avait offert l’hospitalité comme il arrivait au soir devant le portail du magga, crotté de la route et sous la neige qui recommençait à tomber.
La cloche avait sonné et le portier était venu annoncer qu’un inconnu qui ne se recommandait que de Dieu espérait passer la nuit dans l’étable.
Son Eminence avait demandé : “Est-il armé ?”. L’inconnu l’était, mais il assurait que c’était pour la chasse. “Un chasseur ? Donnez-lui un dîner, une chambre et faites-le venir.”
L’inconnu était venu, il avait remercié pour toutes les bontés et Son Eminence avait levé deux fois l’annulaire pour indiquer que ce n’était rien.
Et puis ils avaient parlé chasse et Ladimir avait doucement sombré dans l’ennui.
Il connaissait toutes les histoires de Son Eminence, et celles du voyageur, bien qu’avec des mots différents, étaient exactement les mêmes.
Toujours il y avait quelque part une grosse bête méchante et dangereuse, avec beaucoup de griffes et autant de dents pointues, et en face se trouvait Son Eminence ou le voyageur, avec une arme ridicule et son seul courage qui l’avait fait venir là où personne ne lui demandait d’aller.
Ensuite la bête croisait le chemin de Son Eminence ou du voyageur, dans la plus complète des surprises, et puis la bête évidemment attaquait Son Eminence ou le voyageur, et c’était le moment des variations.
Mais inévitablement, l’histoire se terminait avec la bête méchante et dangereuse au tapis, et Son Eminence ou le voyageur droit et fier comme un homme.
Quand ils eurent épuisés tout le terrain que l’histoire naturelle a prévu pour les bêtes méchantes et dangereuses, ils en vinrent à compter le plus d’oiseaux qu’ils avaient eus en un coup de fusil.
A ce moment, Ladimir s’endormit carrément, si bien qu’il ne sut jamais comment l’ours était arrivé dans la conversation. Il se réveilla parce que le ton avait baissé, comme s’il s’agissait d’une importante confidence d’Etat, mais il ne s’agissait que d’un ours, un ours tellement énorme que Ladimir pensa que le voyageur se payait la tête de Son Eminence.
– Il vit dans les forêts de la Loukine, et il en a chassé tout le monde.
– Vous l’avez vu ?
– Je l’ai vu, oui. Une fois, et c’est assez.
– Vous ne l’avez pas chassé ?
– On ne chasse pas cet ours. On lui échappe.
Ladimir pensa se rendormir, mais le visage de Son Eminence avait quelque chose de nouveau, qu’il ne lui avait pas vu depuis vingt et quelques années.
– Cet ours, demeure-t-il toujours dans la Loukine ?
Le voyageur repartit le lendemain et Ladimir sentit que les choses allaient mal tourner quand il entra dans la chambre de Son Eminence et qu’il le trouva debout en robe de chambre, face à la fenêtre, contemplant la neige qui s’épaississait dans le brouillard.
– Ladimir, prépare mon équipement, fit Son Eminence et Ladimir manqua faire tomber le café.
– Votre équipement, Excellence ? Lequel ?
– Eh bien, je ne parle pas de mes chaussons de danse.
Et Ladimir comprit qu’il allait falloir quitter le magga où l’on était si bien, détruire les petites habitudes si confortables et se taper des kilomètres dans la neige très froide à chasser un ours imaginaire.
– Il faut que je quitte ce magga où je suis trop bien, que je quitte toutes ces petites habitudes qui m’étouffent et me tuent bien plus sûrement que la vieillesse. Nous allons chasser l’ours dont nous entretenait ce voyageur. Nous allons nous rendre dans la Loukine, et nous allons le traquer, jusqu’à la fin.
Ladimir comprit que ce n’était pas la peine de dire à Son Eminence de ne pas y penser.
– Je ne veux pas mourir en robe de chambre, Ladimir. C’est une mort qui n’a rien de convenable.
On ne pouvait pas dire de ne pas y penser à un homme qui ne voulait pas mourir en robe de chambre.
– Son Excellence songe-t-elle qu’il s’agit d’un voyage très long et très dur, à mener ainsi au coeur de l’hiver ?
– Les ours sont en faiblesse pendant l’hiver. Nous le surprendrons.
– La Loukine est loin, votre Excellence.
– Mais la mort est toujours proche, Ladimir. Servez le café et allez préparer mes affaires de chasse.

Ladimir transmit les ordres. Il veilla aux provisions et rassembla fourrures et couvertures. Il fit examiner les chevaux pour déterminer ceux qui étaient le plus en état de prendre la route.
Son Eminence pendant ce temps tournait en rond dans sa chambre, les yeux fixés sur la neige silencieuse. Il sonna Ladimir à chaque heure.
– Ladimir, où en sommes-nous ?
– Nous serons bientôt prêts, votre Excellence.

Ils partirent à l’aube, dans un froid lunaire.
Ladimir avait choisi de faire seller Foudre Blanche pour son Eminence, et lui-même montait Boutade. Foudre Blanche était un jeune étalon gris et blanc, la plus récente acquisition de son Eminence. Le fessier de son Eminence devenait sensible et il n’avait pas monté depuis quelques temps.
Ladimir espérait que Son Eminence reviendrait à des aspirations plus humaines, tournant autour de la paix du foyer et la douceur d’un bon fauteuil au coin du feu, après quelques jours passés à se faire balloter sur Foudre Blanche.
Boutade était une vieille jument qui ne secouait pas trop, au tempérament peu concerné par l’aventure et dont la qualité essentielle était de savoir bien trouver les abris.

Quand ils traversèrent le maggadin, quelques rares passants enveloppés de buée reconnurent son Eminence et lui firent la révérence. Son Eminence leur adressa une vague bénédiction du bout des doigts et, Ladimir à sa suite, il quittèrent la ville un matin de peyatxo, abandonnant derrière eux, dans l’air glacé, les révolutions et les feux de salon.