Dans la mythologie contemporaine qui berce notre civilisation, Athènes est la mère de toutes les stars.
Icône de la Grèce antique, carte postale de temples, de stades et d’amphithéâtres, elle est la matrice revendiquée de l’Europe, la racine profonde de l’Occident : d’elle découle le long fleuve de la rationalité qui, comme chacun sait, n’a cessé de répandre ses eaux bienfaisantes dans les deux derniers mille ans d’histoire (spécialement dans ce si doux XXe siècle).
Athènes, la vraie, la ville réelle, est d’abord une cité paumée dans une terre pauvre.
Les temples et les statues n’étaient pas blancs, mais bariolés de peinture.
Pour le reste, pas de technicolor.
Des oliviers, de la vigne. Des chèvres. Des figuiers. Des parcelles de fèves. Des champs d’orge, c’est elle qui fait le boulot de nourrir tous les jours.
Un soleil qui tape dur, de la poussière et pas mal de cailloux.
Non, ce qu’il y a surtout, à Athènes, c’est la mer. A Athènes, on fait des bateaux.
Peuple navigant, peuple commerçant, peuple actif, occupé au négoce, profondément tchatcheur et street-smart, pour qui un drachme est un drachme et no free lunch – tels sont les Athéniens des origines.
Athènes n’est pas vraiment une belle cité où de nobles âmes en toges blanches ont élaboré, beauté au coeur, les premières bases de la rationalité en Occident.
Athènes est plutôt un bouge cradingue et bavard avec un petit problème d’alcoolisme, régulièrement au bord de l’explosion sociale, où les riches sont très riches et les pauvres très pauvres, où il faut courser les citoyens pour qu’ils viennent voter, où on fait du biz à base d’huile d’olive.
On monte des flottes pour aller rapiner chez les autres, on leur fait parfois des offres qu’ils ne peuvent pas refuser en débarquant avec trente bateaux dans leur port, et à ceux qui peuvent refuser, ceux que trente bateaux ça fait rigoler, on leur fait des sourires et on leur vend ce qu’on a pris ailleurs.
Pour les Athéniens, ce qui compte, c’est de revenir à terre chez soi entier, des drachmes dans les poches et des vivres pour l’année, après avoir passé des mois dans les violents caprices de la Méditerranée, sur des bateaux fragiles qui ne tiennent pas le gros temps et avec lesquels prendre la mer, c’est toujours risquer sa peau.
Mais Athènes est une ville qui a eu la faveur des dieux – qui a vécu la fulgurance d’un âge d’or et ne l’a pas plus compris qu’une autre.
Quand on parle d’Athènes, on parle souvent de la rivalité légendaire avec Sparte.
Dans la réalité, c’est plutôt Sparte qui a dominé le jeu.
Sparte, sa spécialité, c’est la baston.
Une organisation sociale toute entière tournée vers l’activité militaire. L’exploitation agricole, ils ont un peuple-esclave pour faire le boulot.
On tchatche pas pendant des heures sur la place du marché, à Sparte.
Sparte, c’est même le contraire tellement absolu de la tchatche que le nom de sa région, la Laconie, est devenu synonyme de la parcimonie des mots.
Athènes n’a pas d’armée permanente. C’est plutôt un service actif des citoyens, à la Suisse.
Chacun paye son équipement, selon une règle qu’on retrouvera par exemple dans l’armée romaine des origines et qui traduit dans la levée des armes la distinction des classes sociales.
C’est Solon, le père fondateur de la démocratie athénienne, qui a défini ça.
Solon, une figure tutélaire pour les Athéniens, le sage des sages, un poète, un aristocrate ruiné – qui s’est refait une fortune dans le business de l’huile d’olive.
Je ne pense pas que ce dernier détail ait compté pour peu dans l’estime que les Athéniens avaient pour lui.
A l’armée, les cavaliers sont rares, car les chevaux sont très chers, à l’achat et à l’entretien.
La plupart des hommes dont on entend parler dans l’histoire grecque, ce sont des gens très riches : les hippeis, la classe supérieure, ceux dont les revenus permettent l’entretien d’un cheval à la guerre.
Les autres vont à pied.
L’équipement hoplitique – casque, cuirasse, bouclier, longue lance et glaive court – n’est pas non plus donné, et du fait que Socrate était hoplite, on peut déduire qu’il n’était pas un miséreux – juste pas un riche.
Les vrais pauvres, les thètes, ceux qui vont à la guerre en petite tunique, bouclier de cuir et javelot, ou alors qui rament au fond des trières, on n’en entend jamais parler, dans l’histoire grecque.
L’équipement de l’hoplite est lourd, et souvent, pendant les marches, ce sont des esclaves qui le portent.
C’est un lieu et un temps où l’esclavage fait partie de la destinée possible d’un être humain. Ça arrivera même à Platon.
L’âge d’or d’Athènes, c’est en gros un siècle, un siècle et demi.
Ça commence avec la Constitution écrite par Solon.
Ça se finit globalement sur l’expédition de Sicile.
L’expédition de Sicile, c’est tout un contexte.
C’est l’époque de Socrate, pas encore celle de Platon. Mais peut-être que l’on comprend mieux quelque chose de Socrate à la lumière de l’expédition de Sicile.
Peut-être qu’on comprend mieux la philosophie quand on sait qu’elle naît plutôt la fin du jour qu’à son midi.
Pour situer : Périclès, l’une des rares figures politiques à s’être authentiquement préoccupé de l’intérêt général plutôt que des intérêts particuliers, vient de mourir dans une épidémie de peste.
Et s’il n’était pas mort là, ses adversaires auraient eu sa peau d’une autre façon.
Il n’y a personne pour reprendre le flambeau.
Athènes était tournée vers la mer, vers les îles : de là est venu son profit de commerçante avant tout, ainsi que d’opérations guerrières sur des petites îles ou cités qui payent tribu.
Athène tape sur les faibles et les rackette, mais à l’époque, c’est comme ça que marche le monde.
C’est le droit de la guerre, de ce droit découle l’esclavage, c’est une structure socio-politique commune à tous.
Il n’y a ni ONU ni SDN, mais il y a des us et des coutumes partagés.
Si personne ne rackette Athènes tout à l’origine, c’est qu’il n’y a pas tellement de quoi racketter.
Là où il y a quelque chose à prendre, ça serait plutôt à Corinthe, par exemple.
Cité richissime grâce au droit de péage de son isthme : industrieux et bien placés, les types de là-bas avaient construit un système de roulage pour faire passer les bateaux par voie de terre, un raccourci royal sur le Péloponnèse.
Le cash est rentré à toute vitesse dans les caisses, et on parle à l’époque des délices de Corinthe comme on dirait putes et cocaïne à tous les étages.
Athènes essaie de prendre de l’influence sur cette énorme presqu’île qu’est le Péloponnèse et dont elle garde l’entrée, mais c’est compliqué : il y a Sparte, il y a Argos, il y a déjà pas mal de peuple dans la place, et puis c’est blindé de montagnes.
Le monde d’Athènes est plutôt un monde d’îles.
Athènes et Sparte se tirent la bourre depuis longtemps. Enfin disons que Sparte est bien ancrée sur ses deux pieds, pendant qu’Athènes s’agite et tente des coups.
Mais il y a l’histoire des Perses qui débarquent, et c’est pas juste des mots, c’est l’actualité.
Les Perses de l’époque, c’est un empire titanesque alors l’idée générale, c’est plutôt la Chine versus Taiwan.
Enfin les Thermopyles, this is Sparta, c’est une autre histoire.
Mais à cette occasion, Athènes et Sparte ont fait front commun, et c’est quelque chose de rare. C’est à cette alliance temporaire que le Péloponnèse doit ne pas être devenu une colonie perse.
Il y a deux ligues différentes qui sont nées dans cette invasion des Perses : la ligue de Delos d’un côté, fondée par Athènes, et puis la ligue de Sparte, de l’autre.
En gros, la ligue des îles et la ligue du Péloponnèse.
La ligue de Sparte n’est pas une vraie ligue : c’est Sparte et son posse, Sparte et sa team. Et si la team suit pas, Sparte met des claques. C’est plutôt pas mal d’être avec Sparte, parce que tout le monde va y réfléchir à deux fois avant de venir t’emmerder.
D’un autre côté, on t’a jamais vraiment donné le choix.
Par contre, la ligue de Delos, c’est un vrai collectif.
C’est Athènes qui a mis ça sur pied.
Athènes la futée a réuni tous ceux qui marchaient pas avec Sparte, et elle leur a expliqué en insistant bien que si les Perses passent, tout le monde en prendrait pour son grade.
En vrai, Athènes était la seule à avoir de sérieuses raisons de stresser devant les Perses.
D’abord parce que les Athéniens avaient une tendance marquée depuis longtemps à monter de petites expéditions pirates dans les territoires sous contrôle perse. Donc ça n’était pas non plus surprenant qu’à un moment, l’éléphant se retourne pour écraser la mouche.
Ensuite, parce qu’Athènes est quand même en plein milieu du passage, et que l’éléphant est pas du style à faire des détours touristiques.
Néanmoins, les autres cités voient bien qu’Athènes a pas totalement tort, au sens où personne ne se contente de passer l’aspirateur au milieu de la pièce.
Alors tous ensemble, ils font une ligue – même si l’idée d’un tous ensemble ne fait pas trop partie de la weltanschauung spontanée des cités grecques.
Mais ils font pot commun, militairement et financièrement, et ils placent la grande tirelire collective sur l’île de Délos.
Pourquoi sur l’île de Délos ? Parce que c’est une île sacrée, qui n’appartient qu’aux dieux.
C’est aussi une île où le port est bloqué dès que le vent souffle un peu – et le vent souffle assez souvent – donc c’est pas un endroit hyper pratique, ni très attractif en terme de mouillage, sauf si tu es un pirate qui se planque.
Ça veut dire que si tu veux aller à Délos, peut-être que tu vas devoir tirer des bordées pendant cinq heures devant le port, en attendant que le vent tombe et que tu puisses entrer.
Ce qu’on trouve sur l’île elle-même, ben c’est pas non plus dingue. Il n’y a pas vraiment luxuriance, question motivation pour aller sur Délos. Surtout qu’il y a plein d’autres îles beaucoup plus marrantes – vraiment juste à côté.
Alors c’est quand même un heureux hasard, finalement, que les dieux se soient installés dans une île qui sert pas des masses à autre chose.
Donc à Délos, il y a un temple, des prêtres pour s’occuper du temple, un lac sacré mais instable pour hydrater les prêtres, des lapins pour les nourrir, et puis pas mal de pélerins, en gros.
C’est un coin tranquille, politiquement neutre – même si le personnel du sanctuaire compte beaucoup d’Athéniens – et respecté : une bande de terre consacrée à l’existence de la divinité.
Et un temple à l’époque, par contre, c’est quand même quelque chose.
Dans une aire culturelle pas très concernée par la notion de transcendance, un temple, c’est le lieu du respect des dieux, parce que c’est surtout le lieu de la présence des dieux.
Le temple, c’est le corps des dieux : là où ils peuvent s’incarner. Quand la Pythie de Delphes débite ses oracles, c’est vraiment Apollon qui entre en elle et utilise physiquement sa bouche et son larynx pour répondre aux questions des pélerins.
Chez les Grecs, la piété – le respect des dieux – et le scrupule, c’est la même chose : c’est le scrupule qui retient la main, que celle-ci se tende pour attraper l’or ou pour frapper du glaive.
Le problème, c’est que les Grecs ont un panthéon commun, mais ils ont tendance à avoir chacun leur préféré, leur version personnelle, leur emblème tutélaire privé.
Délos, c’est Apollon. C’est même là où il est né. Et Apollon, pour le coup, c’est un culte commun à tous. On pourrait même dire que c’est un culte qui définit le fait d’être grec.
Donc placer la caisse commune sur Délos, c’est comme un serment que se font tous les membres de la ligue : personne ne va entuber personne, les dieux de tous en sont garants.
Mais quand la question des Perses est réglée – que ces derniers ont lâché l’affaire et sont rentrés chez eux – les choses évoluent assez rapidement, question ligue de Délos.
Athènes a pris du galon sur la scène géopolitique et elle commence à tirer la couverture à elle.
Là où la ligue de Delos était une association de petits commerçants, Athènes se met plutôt à y voir une série de succursales pour sa multinationale perso.
Et Athènes a les moyens d’imposer ses vues aux autres, ou plutôt, les autres n’ont pas les moyens de leur propre point de vue.
Il y a ce système de hiérarchisation d’influence dans l’Antiquité : les alliés, les colonies, les tributaires.
Les alliés, ce sont ceux qui marchent avec vous à la bataille, mais qui gèrent leur vie en autonome, tout en sachant très bien les intérêts de qui ils ne doivent pas contrarier.
Les colonies, ce sont des implantations, parfois anciennes, le résultat d’un essaimage : des colons de telle ou telle cité qui débarquent et s’installent, souvent là où il y avait déjà un village. La cité-mère finance l’expédition et fournit un soutien militaire. En échange, la colonie, lorsqu’elle fleurit, paye son impôt. Il arrive que les colonies se retournent contre leur cité d’origine, qu’elles se rebellent contre le droit d’aînesse. C’est un trafic d’influence classique dans toute l’antiquité méditerranéenne que de détourner une colonie de sa cité d’origine pour affaiblir la patronne.
Et puis il y a les tributaires, les soumis, les vaincus, ceux qui, par droit de guerre, parce qu’ils ont été rétamés ou qu’ils n’avaient pas les moyens de se battre, versent chaque année tant de céréales et tant d’espèces sonnantes.
Alors quand Athènes commence à considérer que les membres de la ligue de Delos, d’égaux, deviennent plutôt des alliés, puis un peu des colonies, et puis finalement un peu des tributaires, quelque part, le coup de stress est prévisible.
Mais Athènes s’en fout, et le tournant est pris quand elle transfère le pot commun entreposé au temple sacré de Délos – dans la banque de chez elle en bas de la rue.
C’est plus rapide de piocher dedans, comme ça.
Parce que c’est relou, à la longue, de prendre le bateau dès qu’on a besoin de la monnaie pour le pain.
Et puis Délos, c’est la mission pour se garer. Et à Athènes, on a pas le temps pour ces conneries. On a des projets.