l’expédition de Sicile (2/2)


L’expédition de Sicile 1/2

Dans l’univers grec antique, on est peu concerné par la transcendance, et alors la notion de péché, c’est un concept extraterrestre – mais par contre, on a un nom et un concept spécial pour désigner le fait de partir en vrille dans son egotrip : c’est l’hubris.
Un concept très intéressant, l’hubris.
En gros, c’est la faute de la démesure, la transgression non pas d’un interdit moral absolu, mais d’une limite précise : la limite de ce qu’il nous est accordé d’avoir par le destin.
Le destin, c’est la force aveugle qui tisse le monde, à laquelle même les dieux ne peuvent échapper.
Dans la notion de destin, chez les Grecs, se trouve l’idée d’équilibre : le destin attribue à chacun sa part, non pas de façon personnelle, mais fonctionnelle.

Dans la pensée grecque, ce qui fait que le monde est monde, c’est-à-dire cosmos, un ensemble ordonné par opposition au chaos, qui est le bordel complet – c’est la proportion.
A chacun son lot, ça veut dire : à chacun sa proportion. Ce qui fait que l’ensemble tient en ordre, c’est que la proportion de chaque chose par rapport aux autres est respectée. Il y a même des proportions idéales, qu’on peut calculer. Il n’y a pas de transcendance veut dire qu’il n’y a pas de grandeur absolue : il n’y a que des rapports réciproques et mesurables entre les différents éléments d’un tout.

L’hubris, c’est le fait de sortir de sa proportion. Le châtiment qui punit l’hubris n’est pas en soi un châtiment, mais une correction. Plus tu disproportionnes, plus la correction va être brutale, évidemment. Brutale, mais nécessaire, pour ramener l’ordre du monde. Comme un coup de volant sec pour te replacer dans ta ligne quand tu t’endors sur l’autoroute.

Alors c’est compliqué, parce que, en terme de destin, comment tu peux savoir quelle est la proportion qui t’est attribuée et que tu dois respecter ? Comment tu peux savoir où et quand t’arrêter ? Il n’y a pas de lignes blanches, pas de guide, et pas de prescription de vie, pas de commandement.
C’est en ça que la piété et le scrupule ne font qu’un, chez les Grecs : la piété, le respect des dieux, c’est la seule chose qui doit te retenir, te permettre de conserver la mesure.
Parce que la première de toutes les mesures, c’est d’être mortel. C’est de ne pas être un dieu.

Athènes, cité commerçante, cité navigante, caresse des rêves de grandeur, d’expansion.
Athènes a des envies d’Hollywood Boulevard.
Et évidemment Sparte voit l’affiche du film différemment.

Alors, pour résumer, quand on en arrive à la fameuse expédition de Sicile, ça fait dix ans qu’Athènes et Sparte discutent de ce projet de cinéma en se foutant sur la gueule façon Guerre Froide, en bondissant sur n’importe quel Vietnam qui se présente.
Et à la longue, les Athéniens ont plutôt perdu.
La fin de l’âge d’or en pente douce, parsemée de raclées.

Cette expédition de Sicile, ça va être la cerise sur le gâteau.

La Sicile, c’est une excellente terre, c’est même une des meilleures terres qu’on connaisse en Méditerranée. Là, des motivations pour y aller, c’est pas ce qui manque.
Mais c’est devenu le gros bordel dernièrement, et qui dit gros bordel dit occasion à prendre.
La faute à la démocratie, d’ailleurs. Les cités de Sicile ont succombé à la mode de la démocratie, elles ont foutu leurs tyrans dehors, suite à quoi, il y a comme un léger flou dans l’équilibre des pouvoirs.

Il y a deux villes en Sicile, qui se parlent mal. Et l’une d’elles est généralement soutenue par Sparte.
L’autre vient demander de l’aide aux Athéniens, forcément.

Alors c’est pas tout près, la Sicile. Et puis c’est très grand, et c’est plein de difficultés diverses et de dangers variés.
A Athènes, après dix ans de guerre avec Sparte et une grosse peste qui a fait des ravages, on n’est pas exactement flamberge au vent.
Monter une expédition pour se coller dans un nouveau merdier alors qu’on n’a même pas encore enlevé les pansements du précédent, c’est peut-être pas l’idée en or de l’âge d’or.

L’expédition de Sicile, ça met en scène deux personnages qu’on croise chez Platon : Alcibiade et Nicias.

Alcibiade est le jeune riche, le blindé de thune, le golden boy athénien, fantasque et superbe, plein d’amour et d’arrogance, insolent et joueur, touchant et magnifique de promesses.
Alcibiade, c’est le mec qui avait tellement tout pour lui que la seule façon de surprendre son monde, c’était de tout gâcher.

Nicias c’est le vieux, hésitant et névrosé, habile et intelligent, mais alors bourré de TOC, qui consulte les oracles pour savoir s’il doit boire une camomille ou un tilleul ce soir.
C’est une tête, mais pas tellement un homme d’action : ses instincts sont inhibés par l’angoisse.
Là où Alexandre le Macédonien s’avance sans hésiter pour trancher le noeud gordien, Nicias va plutôt demander au devin si les signes prophétisent que Nicias va résoudre le problème.

Mais Nicias est un homme avisé, et quand il monte à la tribune, il donne clairement son avis d’homme avisé  : merci mais non merci, laissons les Siciliens dans leurs histoires, parce qu’on a déjà bien assez de bordel comme ça à nettoyer à la maison.

Alcibiade emmène les jeunes avec lui : aucun bon sens, et ils ont envie que ça bouge. Lui, c’est le parti du oui, c’est le parti des huddled masses yearning to breathe free.

Honnêtement, Alcibiade s’en fout un peu de la Sicile.
Il est déjà tellement riche, qu’est-ce que tu veux qu’il y gagne ?

C’est difficile de savoir pourquoi Alcibiade s’est embarqué là-dedans, mais je verrais deux raisons possibles.
La première, c’est qu’il avait envie de bouger, tout simplement, et puis peut-être de récolter de la gloire. Alcibiade, pour le coup, était plutôt dans le pulsionnel, du genre à agir sans trop se poser de questions, et à bien aimer son plaisir.
La seconde, c’est qu’il appartient à l’aristocratie athénienne, et à Athènes, il y a un souci assez récurrent, c’est que l’aristocratie aimerait bien se débarrasser de toutes les contraintes de la démocratie. Elle aimerait pouvoir prendre les décisions en se passant de l’avis de Jo le tanneur.
Alors peut-être que l’avis de Jo le tanneur sur les questions macroéconomiques n’est pas forcément toujours très pertinent, mais il n’y a pas non plus nécessairement de raison pour que l’avis d’un aristocrate athénien le soit plus. Et le principe qui a mené Athènes là où elle est, c’est précisément la démocratie, celle que Solon a instituée, celle dont il a donné les lois. Parce que c’est très différent, somme toute, d’appartenir à une démocratie, ou d’appartenir à un tyran. Ça ne crée pas le même état d’esprit.
Mais l’aristocratie athénienne complote donc assez régulièrement pour renverser la démocratie, et jusqu’ici, Périclès a été le meilleur bouclier de la démocratie. Mais là, Périclès est mort.
Monter une expédition en Sicile, ça veut dire envoyer plein de citoyens en forme et bien armés – loin d’Athènes. Si par exemple on a envie de faire un coup d’Etat, et qu’il se trouve que ces citoyens en forme et armés ont assez peu de chance d’y être favorables – eh bien, c’est plus simple s’ils ne sont pas là.
Donc l’autre hypothèse de l’implication d’Alcibiade, c’est qu’il ait servi les intérêts de sa classe.

Mais pour l’heure, c’est toujours la démocratie à Athènes, et donc, pour monter une expédition en Sicile, il faut un vote.

A Athènes, on débat, et pour débattre, il faut parler.

Parler, c’est une technique. Quand on est au milieu de l’assemblée et qu’on veut faire pencher la balance dans une direction – savoir bien parler est une arme.
Et être beau, grand, riche, puissant, quand on sait bien parler, c’est encore mieux.
Alors quand en plus, on est vraiment malin comme Alcibiade, alors là, c’est du ski.

Alcibiade, il a très bien compris par où les prendre, ses concitoyens : un drachme est un drachme.
Alors la richesse de la Sicile, jusqu’ici inatteignable, c’est le moment ou jamais. C’est l’heure du jackpot. Il a la confiance. Il a sans doute pas la moindre idée de ce que ça veut dire, d’aller en Sicile.
Mais ce dont il est certain, c’est que ça redonnera le moral à tout le monde, parce qu’on va s’en mettre plein les poches.

Il est tellement beau et sûr de lui, Alcibiade, il te met la pêche rien qu’en riant.

Du coup, c’est son parti qui l’emporte et l’assemblée vote pour monter une expédition : mobilisation de ceux qui doivent le service militaire, déblocage des crédits financiers, attribution des bateaux, et tout le reste.

Nicias, lui, a un très très mauvais feeling.

Alors aussi sec, il remonte à la tribune pour expliquer que oui, c’est bien gentil, la lumière d’or sur les vergers et les greniers remplis de Sicile, et on pourrait, en effet, mettre la main dessus, peut-être.
Mais le souci, c’est qu’en Sicile, hormis les deux villes actuellement impliquées dans un différend, les autochtones dans leur ensemble ne portent pas exactement les Athéniens dans leur coeur. Donc on pourra difficilement compter sur leur soutien. La Sicile, c’est très loin, le corps expéditionnaire ne pourra compter sur aucune aide, une fois sur place.
Et l’autre souci, c’est que, inévitablement, si les Athéniens débarquent là-bas pour soutenir une ville, ceux de Sparte vont débarquer à la rescousse pour soutenir l’autre. Là, il en faudra sans doute un peu plus que les beaux cheveux d’Alcibiade pour pas se faire bien rétamer. Parce que, pour rappel, se faire bien rétamer par Sparte, c’est ce qui s’est passé la dernière fois, et puis celle d’avant, et puis plein de fois encore avant. Et dans le contexte de la Sicile, ça risque de tourner très vilain. Est-ce qu’on a vraiment envie de prendre ce risque ? Sérieusement ?

Alors le discours de Nicias est une vraie réussite.
L’assemblée est emportée, entièrement d’accord avec lui. Il a raison, Nicias, c’est vraiment chaud, cette expédition, si on y regarde bien.
Donc il faut surtout pas mettre les pieds là-dedans vraiment mettre la dose.
L’assemblée vote pour mobiliser encore plus d’hommes et encore plus d’argent.
Et comme on sent qu’il est vraiment concerné et compétent, Nicias, on lui donne le commandement de l’expédition. Pour encadrer Alcibiade, qui manque un peu de l’expérience de l’âge.

Nicias : a lucky man.

L’expédition de Sicile a très mal tourné, évidemment.

Le débarquement des Athéniens en Sicile, bon, c’est une ambiance. Effectivement, les locaux sont pas ravis-ravis de les voir arriver, surtout qu’une armée, elle doit camper, elle doit se nourrir, ça prend de la place, ça fait de la poussière, ça mange du grain et des troupeaux.

Assez vite, un message arrive d’Athènes pour Alcibiade : il y a un procès en cours, des membres de l’aristocratie qui auraient fomenté un complot, ils ont été arrêtés, et on aimerait bien qu’il soit présent pour participer aux débats.

Alors à ce moment-là, Alcibiade, qui sait très bien qu’on ne le rappelle pas juste pour participer à des débats, qui a parfaitement compris que ça sent le roussi pour lui et qui n’a aucune envie de revenir à Athènes pour y être exécuté avec les autres – Alcibiade, qui de toute façon a déjà bien tâté de la Sicile et qui est assez malin pour comprendre que vu comment c’est déjà une bonne galère, qu’est-ce que ça va être quand Sparte débarquera – Alcibiade prend la tangente, trahit Athènes, se tire en douce vers des pâturages plus verts et c’est la raison pour laquelle il est mort plus tard dans une sous-préfecture perse, et pas sur un rivage de Sicile.

Mais par contre Nicias, qui passe son temps à consulter les oracles pour savoir s’il a la faveur des dieux – alors que le premier pékin venu pourrait lui confirmer clairement que non – Nicias n’a pas eu la chance de pouvoir se tirer.

Ce qui se passe en Sicile, c’est que la réputation des Athéniens est quand même assez mauvaise, depuis le temps qu’ils picorent partout. La ligue de Délos qu’ils ont détournée à leur profit ça n’a pas joué pour l’image de marque, et cette expédition Restore Peace en Sicile pour secourir une cité alliée, ça ne trompe personne, tout le monde sait bien ce qu’ils font là en vrai : ils sont là pour prendre.

Evidemment, les Spartiates ont débarqué à leur tour, et là, ça s’est sérieusement corsé.
Quand les voiles de Sparte sont apparues à l’horizon, les Athéniens auraient eu une chance de remonter dans leurs bateaux et de se tirer vite fait.

Mais Nicias a lambiné.

Il fallait appareiller vite, sans doute abandonner du matériel.
Il a eu peur du qu’en-dira-t-on à Athènes, il a demandé aux oracles.
Et puis la fenêtre s’est refermée, les bateaux de Sparte ont bloqué le port – c’était fini.

Ça s’éternise un peu dans une course poursuite ralentie et sans espoir – putain d’île, où tu veux aller ? – et ça se termine par un massacre général au bord d’un fleuve.
On égorge Nicias et un autre général sur la berge.

Les soldats athéniens capturés, on leur a promis la vie sauve et de pas les affamer, et on les parque dans les Latomies, de vastes carrières de pierre creusées dans le sol : le soleil de Sicile y donne en plein toute la journée, la nuit c’est glacial, eau et nourriture au lance-pierre. Ça dure deux mois, comme ça, et puis les survivants sont vendus comme esclaves.
Ceux qui sont rentrés chez eux, à terme : une poignée.
Ils étaient partis quelques dizaines de milliers.

Et le pire, c’est qu’à Athènes, on s’en fout complètement, du foirage de l’expédition de Sicile. On a même complètement oublié cette affaire.
Parce qu’à ce moment-là, à Athènes, cette histoire de procès qu’Alcibiade a gentiment feinté, ça a dégénéré à un point de tension sociale où on est à la limite de la guerre civile.

C’est tellement le bordel que Sparte met carrément la main sur Athènes.
Question correction d’hubris, c’est assez brutal.
L’ambiance est devenue très lourde, la démocratie athénienne connaît une éclipse, et quand on en a eu fini avec une certaine ambiance France 1943 – eh bien, c’est l’époque de Platon.

L’âge d’or n’est plus qu’un joli souvenir en médaillon.

Ça leur était tellement monté à la tête, l’âge d’or, les Athéniens, qu’ils en avaient oublié toutes leurs racines.

Ils en avaient oublié que ce qui compte, c’est de naviguer low-profile dans le merdier du monde, et de revenir chez soi entier, après avoir éclusé toutes ses marchandises, de bons drachmes dans les poches et des vivres pour l’année, sur un de ces bateaux fragiles qui tiennent pas le gros temps imprévisible de la Méditerranée et qui font que rien que prendre la mer, c’est toujours risquer sa peau.

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Dans la mythologie contemporaine qui berce notre civilisation, Athènes est la mère de toutes les stars.

Icône de la Grèce antique, carte postale de temples, de stades et d’amphithéâtres, elle est la matrice revendiquée de l’Europe, la racine profonde de l’Occident : d’elle découle le long fleuve de la rationalité qui, comme chacun sait, n’a cessé de répandre ses eaux bienfaisantes dans les deux derniers mille ans d’histoire (spécialement dans ce si doux XXe siècle).

Athènes, la vraie, la ville réelle, est d’abord une cité paumée dans une terre pauvre.
Les temples et les statues n’étaient pas blancs, mais bariolés de peinture.
Pour le reste, pas de technicolor.
Des oliviers, de la vigne. Des chèvres. Des figuiers. Des parcelles de fèves. Des champs d’orge, c’est elle qui fait le boulot de nourrir tous les jours.
Un soleil qui tape dur, de la poussière et pas mal de cailloux.

Non, ce qu’il y a surtout, à Athènes, c’est la mer. A Athènes, on fait des bateaux.

Peuple navigant, peuple commerçant, peuple actif, occupé au négoce, profondément tchatcheur et street-smart, pour qui un drachme est un drachme et no free lunch – tels sont les Athéniens des origines.

Athènes n’est pas vraiment une belle cité où de nobles âmes en toges blanches ont élaboré, beauté au coeur, les premières bases de la rationalité en Occident.

Athènes est plutôt un bouge cradingue et bavard avec un petit problème d’alcoolisme, régulièrement au bord de l’explosion sociale, où les riches sont très riches et les pauvres très pauvres, où il faut courser les citoyens pour qu’ils viennent voter, où on fait du biz à base d’huile d’olive.
On monte des flottes pour aller rapiner chez les autres, on leur fait parfois des offres qu’ils ne peuvent pas refuser en débarquant avec trente bateaux dans leur port, et à ceux qui peuvent refuser, ceux que trente bateaux ça fait rigoler, on leur fait des sourires et on leur vend ce qu’on a pris ailleurs.

Pour les Athéniens, ce qui compte, c’est de revenir à terre chez soi entier, des drachmes dans les poches et des vivres pour l’année, après avoir passé des mois dans les violents caprices de la Méditerranée, sur des bateaux fragiles qui ne tiennent pas le gros temps et avec lesquels prendre la mer, c’est toujours risquer sa peau.

Mais Athènes est une ville qui a eu la faveur des dieux – qui a vécu la fulgurance d’un âge d’or et ne l’a pas plus compris qu’une autre.

Quand on parle d’Athènes, on parle souvent de la rivalité légendaire avec Sparte.
Dans la réalité, c’est plutôt Sparte qui a dominé le jeu.

Sparte, sa spécialité, c’est la baston.
Une organisation sociale toute entière tournée vers l’activité militaire. L’exploitation agricole, ils ont un peuple-esclave pour faire le boulot.
On tchatche pas pendant des heures sur la place du marché, à Sparte.
Sparte, c’est même le contraire tellement absolu de la tchatche que le nom de sa région, la Laconie, est devenu synonyme de la parcimonie des mots.

Athènes n’a pas d’armée permanente. C’est plutôt un service actif des citoyens, à la Suisse.
Chacun paye son équipement, selon une règle qu’on retrouvera par exemple dans l’armée romaine des origines et qui traduit dans la levée des armes la distinction des classes sociales.

C’est Solon, le père fondateur de la démocratie athénienne, qui a défini ça.
Solon, une figure tutélaire pour les Athéniens, le sage des sages, un poète, un aristocrate ruiné – qui s’est refait une fortune dans le business de l’huile d’olive.
Je ne pense pas que ce dernier détail ait compté pour peu dans l’estime que les Athéniens avaient pour lui.

A l’armée, les cavaliers sont rares, car les chevaux sont très chers, à l’achat et à l’entretien.
La plupart des hommes dont on entend parler dans l’histoire grecque, ce sont des gens très riches : les hippeis, la classe supérieure, ceux dont les revenus permettent l’entretien d’un cheval à la guerre.

Les autres vont à pied.
L’équipement hoplitique – casque, cuirasse, bouclier, longue lance et glaive court – n’est pas non plus donné, et du fait que Socrate était hoplite, on peut déduire qu’il n’était pas un miséreux – juste pas un riche.
Les vrais pauvres, les thètes,  ceux qui vont à la guerre en petite tunique, bouclier de cuir et javelot, ou alors qui rament au fond des trières, on n’en entend jamais parler, dans l’histoire grecque.

L’équipement de l’hoplite est lourd, et souvent, pendant les marches, ce sont des esclaves qui le portent.

C’est un lieu et un temps où l’esclavage fait partie de la destinée possible d’un être humain. Ça arrivera même à Platon.

L’âge d’or d’Athènes, c’est en gros un siècle, un siècle et demi.
Ça commence avec la Constitution écrite par Solon.
Ça se finit globalement sur l’expédition de Sicile.

L’expédition de Sicile, c’est tout un contexte.

C’est l’époque de Socrate, pas encore celle de Platon. Mais peut-être que l’on comprend mieux quelque chose de Socrate à la lumière de l’expédition de Sicile.
Peut-être qu’on comprend mieux la philosophie quand on sait qu’elle naît plutôt la fin du jour qu’à son midi.

Pour situer : Périclès, l’une des rares figures politiques à s’être authentiquement préoccupé de l’intérêt général plutôt que des intérêts particuliers, vient de mourir dans une épidémie de peste.
Et s’il n’était pas mort là, ses adversaires auraient eu sa peau d’une autre façon.
Il n’y a personne pour reprendre le flambeau.

Athènes était tournée vers la mer, vers les îles : de là est venu son profit de commerçante avant tout, ainsi que d’opérations guerrières sur des petites îles ou cités qui payent tribu.
Athène tape sur les faibles et les rackette, mais à l’époque, c’est comme ça que marche le monde.
C’est le droit de la guerre, de ce droit découle l’esclavage, c’est une structure socio-politique commune à tous.
Il n’y a ni ONU ni SDN, mais il y a des us et des coutumes partagés.
Si personne ne rackette Athènes tout à l’origine, c’est qu’il n’y a pas tellement de quoi racketter.

Là où il y a quelque chose à prendre, ça va plutôt être à Corinthe, par exemple.
Cité richissime grâce au droit de péage de son isthme : industrieux et bien placés, les types de là-bas avaient construit un système de roulage pour faire passer les bateaux par voie de terre, un raccourci royal sur le Péloponnèse.
Le cash est rentré à toute vitesse dans les caisses, et on parle à l’époque des délices de Corinthe comme on dirait putes et cocaïne à tous les étages.

Athènes essaie de prendre de l’influence sur cette énorme presqu’île qu’est le Péloponnèse et dont elle garde l’entrée, mais c’est compliqué : il y a Sparte, il y a Argos, il y a déjà pas mal de peuple dans la place, et puis c’est blindé de montagnes.

Le monde d’Athènes est plutôt un monde d’îles.

Athènes et Sparte se tirent la bourre depuis longtemps. Enfin disons que Sparte est bien ancrée sur ses deux pieds, pendant qu’Athènes s’agite et tente des coups.

Mais il y a l’histoire des Perses qui débarquent, et c’est pas juste des mots, c’est l’actualité.

Les Perses de l’époque, c’est un empire titanesque alors l’idée générale, c’est plutôt la Chine versus Taiwan.

Enfin les Thermopyles, this is Sparta, c’est une autre histoire.

Mais à cette occasion, Athènes et Sparte ont fait front commun, et c’est quelque chose de rare. C’est à cette alliance temporaire que le Péloponnèse doit ne pas être devenu une colonie perse.

Il y a deux ligues différentes qui sont nées dans cette invasion des Perses : la ligue de Delos d’un côté, fondée par Athènes, et puis la ligue de Sparte, de l’autre.
En gros, la ligue des îles et la ligue du Péloponnèse.

La ligue de Sparte n’est pas une vraie ligue : c’est Sparte et son posse, Sparte et sa team. Et si la team suit pas, Sparte met des claques. C’est plutôt pas mal d’être avec Sparte, parce que tout le monde va y réfléchir à deux fois avant de venir t’emmerder. D’un autre côté, on t’a jamais vraiment donné le choix.

Par contre, la ligue de Delos, c’est un vrai collectif.
C’est Athènes qui a mis ça sur pied.
Athènes la futée a réuni tous ceux qui marchaient pas avec Sparte, et elle leur a expliqué en insistant bien que si les Perses passent, tout le monde en prendrait pour son grade.

En vrai, Athènes était la seule à avoir de sérieuses raisons de stresser devant les Perses.
D’abord parce que les Athéniens avaient une tendance marquée depuis longtemps à monter de petites expéditions pirates dans les territoires sous contrôle perse. Donc ça n’était pas non plus surprenant qu’à un moment, l’éléphant se retourne pour écraser la mouche.
Ensuite, parce qu’Athènes est quand même en plein milieu du passage, et que l’éléphant est pas du style à faire des détours touristiques.

Néanmoins, les autres cités voient bien qu’Athènes a pas totalement tort, au sens où personne ne se contente de passer l’aspirateur au milieu de la pièce.
Alors tous ensemble, ils font une ligue – même si l’idée d’un tous ensemble ne fait pas trop partie de la weltanschauung spontanée des cités grecques.
Mais ils font pot commun, militairement et financièrement, et ils placent la grande tirelire collective sur l’île de Délos.
Pourquoi sur l’île de Délos ? Parce que c’est une île sacrée, qui n’appartient qu’aux dieux.
C’est aussi une île où le port est bloqué dès que le vent souffle un peu – et le vent souffle assez souvent – donc c’est pas un endroit hyper pratique, ni très attractif en terme de mouillage, sauf si tu es un pirate qui se planque.
Ça veut dire que si tu veux aller à Délos, peut-être que tu vas devoir tirer des bordées pendant cinq heures devant le port, en attendant que le vent tombe et que tu puisses entrer.
Ce qu’on trouve sur l’île elle-même, ben c’est pas non plus dingue. Il n’y a pas vraiment luxuriance, question motivation pour aller sur Délos. Surtout qu’il y a plein d’autres îles beaucoup plus marrantes – vraiment juste à côté.
Alors c’est quand même un heureux hasard, finalement, que les dieux se soient installés dans une île qui sert pas des masses à autre chose.
Donc à Délos, il y a un temple, des prêtres pour s’occuper du temple, un lac sacré mais instable pour hydrater les prêtres, des lapins pour les nourrir, et puis pas mal de pélerins, en gros.
C’est un coin tranquille, politiquement neutre – même si le personnel du sanctuaire compte beaucoup d’Athéniens – et respecté : une bande de terre consacrée à l’existence de la divinité.
Et un temple à l’époque, par contre, c’est quand même quelque chose.
Dans une aire culturelle pas très concernée par la notion de transcendance, un temple, c’est le lieu du respect des dieux, parce que c’est surtout le lieu de la présence des dieux.
Le temple, c’est le corps des dieux : là où ils peuvent s’incarner. Quand la Pythie de Delphes débite ses oracles, c’est vraiment Apollon qui entre en elle et utilise physiquement sa bouche et son larynx pour répondre aux questions des pélerins.

Chez les Grecs, la piété – le respect des dieux – et le scrupule, c’est la même chose : c’est le scrupule qui retient la main, que celle-ci se tende pour attraper l’or ou pour frapper du glaive.
Le problème, c’est que les Grecs ont un panthéon commun, mais ils ont tendance à avoir chacun leur préféré, leur version personnelle, leur emblème tutélaire privé.

Délos, c’est Apollon. C’est même là où il est né. Et Apollon, pour le coup, c’est un culte commun à tous. On pourrait même dire que c’est un culte qui définit le fait d’être grec.

Donc placer la caisse commune sur Délos, c’est comme un serment que se font tous les membres de la ligue : personne ne va entuber personne, les dieux de tous en sont garants.

Mais quand la question des Perses est réglée – que ces derniers ont lâché l’affaire et sont rentrés chez eux – les choses évoluent assez rapidement, question ligue de Délos.
Athènes a pris du galon sur la scène géopolitique et elle commence à tirer la couverture à elle.
Là où la ligue de Delos était une association de petits commerçants, Athènes se met plutôt à y voir une série de succursales pour sa multinationale perso.
Et Athènes a les moyens d’imposer ses vues aux autres, ou plutôt, les autres n’ont pas les moyens de leur propre point de vue.

Il y a ce système de hiérarchisation d’influence dans l’Antiquité : les alliés, les colonies, les tributaires.
Les alliés – les Romains les appeleront sociis, ceux avec qui on a sociabilisé – ce sont ceux qui marchent avec vous à la bataille, mais qui gèrent leur vie en autonome, tout en sachant très bien les intérêts de qui ils ne doivent pas contrarier.

Les colonies, ce sont des implantations, parfois anciennes, le résultat d’un essaimage : des colons de telle ou telle cité qui débarquent et s’installent, souvent là où il y avait déjà un village. La cité-mère finance l’expédition et fournit un soutien militaire. En échange, la colonie, lorsqu’elle fleurit, paye son impôt. Il arrive que les colonies se retournent contre leur cité d’origine, qu’elles se rebellent contre le droit d’aînesse. C’est un trafic d’influence classique dans toute l’antiquité méditerranéenne que de détourner une colonie de sa cité d’origine pour affaiblir la patronne.

Et puis il y a les tributaires, les soumis, les vaincus, ceux qui, par droit de guerre, parce qu’ils ont été rétamés ou qu’ils n’avaient pas les moyens de se battre, versent chaque année tant de céréales et tant d’espèces sonnantes.

Alors quand Athènes commence à considérer que les membres de la ligue de Delos, d’égaux, deviennent plutôt des alliés, puis un peu des colonies, et puis finalement un peu des tributaires, quelque part, le coup de stress est prévisible.

Mais Athènes s’en fout, et le tournant est pris quand elle transfère le pot commun entreposé au temple sacré de Délos – dans la banque de chez elle en bas de la rue.
C’est plus rapide de piocher dedans, comme ça.
Parce que c’est relou, à la longue, de prendre le bateau dès qu’on a besoin de la monnaie pour le pain.
Et puis Délos, c’est la mission pour se garer. Et à Athènes, on a pas le temps pour ces conneries. On a des projets.

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