J’ai à peine vingt ans, je suis chez toi, j’ai dormi dans une pièce dans les hauteurs de cette vieille maison ouvrière de la ceinture parisienne.
Tout y part en lambeaux : l’argent pour entretenir, ravaler, rénover, n’est pas là, ne sera jamais là.
Ça vaut tout de même un peu de fric, cet immobilier, on te l’a déjà dit et tu t’en fous.
«Dis-moi quelque chose qui m’intéresse”, c’est ce que tu réponds généralement quand on te parle d’argent.
En réalité, ce n’est pas chez toi, c’est chez ta mère. Je ne l’ai jamais vue.
Plusieurs fois je suis passé chez toi en pensant que tu habitais seule dans cette grande maison branlante. Pas un bruit, pas une allusion n’aurait pu trahir la présence de cette vieille dame, recluse dans une petite pièce.
Ce matin-là je me suis levé, les autres se sont barrés, et moi je prends un café dans ta cuisine.
Tu t’affaires sur tes fourneaux.
Tu m’as nourri de ton pain, découpé en larges tranches, à la disposition de tous.
Je regarde la fumée de ma cigarette qui s’échappe par la fenêtre entrouverte.
Un bout de métal posé sur la table fait office de cendrier.
Je ne sais pas où tu en es des rivages de l’âge, mais je pense aujourd’hui que tu devais quitter la soixantaine – pour le moi de l’époque, une galaxie lointaine de l’existence.
Une mèche de cheveux encore vifs – des cheveux droits, lisses, d’un noir qui a dû être aussi dense qu’une plume de freux – s’échappe du bandeau qui te tient lieu de coiffure.
Sur ton visage assez creusé, le pli qu’a pris la bouche au fil des décennies est celui d’un léger sourire, distant, presque rêveur.
Je t’entends chantonner, dans un murmure de cascade, une insaisissable mélodie qui sent les boulevards et les années trente.
Je regarde ta jupe de laine, le chemisier d’une quelconque cotonnade au col officier, tes bras découverts à la chaleur du four.
Cette tendresse du geste que tu mets dans une simple allumette grattée, cette façon bienveillante que tu as de faire glisser la panière et une assiette creuse vers celui qui s’asseoit, la gravité régulière de tes respirations – tout cela fait de toi, pour mes yeux de jeune sauvage, une indicible Madone de beauté.
On m’a dit que tu avais des hommes, mais surtout un, qui n’est pas là souvent, qui t’envoies des cartes, qui parfois t’appelle. Je ne sais vraiment rien de ta vie, et rien à carrer d’en savoir quelque chose : j’ai l’égoïsme de mes vingt ans, des problèmes dans mes valises à ne plus savoir qu’en foutre, chez toi c’est une île et c’est tout ce qui m’intéresse.
Je suis là comme je pourrais être ailleurs, et je te regarde vivre comme je regarde le monde : en étranger.
Et puis il y a les coups frappés à la cloison.
Au début, je ne fais pas attention. Par la fenêtre, la ville est suffisamment bruyante pour que l’oreille divague.
Mais les coups insistent, et toi tu remplis une bassine d’eau, comme si tu n’avais pas entendu.
Je te demande si c’est un voisin. Tu me réponds seulement d’un sourire un peu surpris.
Tu attrapes un tissu dans un meuble, tu prends la bassine et tu disparaîs dans les profondeurs de ta maison.
Je ne sais pas pourquoi j’ai la curiosité de te suivre.
C’est comme ça que je me retrouve à l’entrée de la petite pièce où vit ta mère.
D’un linge humide, tu lui nettoies le visage.
C’est une très vieille dame, je vois le menton qui tremble, et ces paupières de soie prêtes à se déchirer.
D’une main, tu répands doucement l’eau de bienfaisance sur le front et les tempes sèches.
De l’autre, tu serres entre tes doigts les doigts gonflés, érodés, couverts de taches brunes. La peau ne recouvre plus, se contente de masquer les os.
Et moi, dans l’encadrement, je me sens enfant, vierge découvreur des étendues mystérieuses de la tendresse humaine.
Plus tard, revenue dans la cuisine, tu me raconteras, de ce débit court et distrait qui t’est si particulier, la vie de cette femme qui fut ta mère et qui attendait la mort dans une pièce du fond.
Toute sa mémoire tenait dans le creux de tes mains, et tes mots convoquent moins des images historiques que l’indicible sensation des époques passées, lorsque l’on touche du doigt à quel point elles furent semblables à la nôtre.
Ces êtres fragiles ballottés par le destin des évènements révolus – les mêmes os, les mêmes muscles, les mêmes lèvres !
De toi, Marie, qui avait toujours un gîte ou un couvert pour nous, toi dont la mémoire tient aujourd’hui dans le creux de mes mains, je ne sais rien que ces quelques gestes de compassion, de tendresse, d’humanité que je t’ai vue accomplir à l’égard de tous, chaque jour des quelques mois où nos chemins se sont croisés.
Ces gestes, si je ne t’avais vue les faire, comment les aurais-je appris à mon tour ?
Cette bonté, si je ne t’avais vu l’écrire dans le monde, où en aurais-je appris les mots ?