Il y a à Laom une petite cour discrète et nonchalante, sans charme pour celui qui ne fait que la traverser, indifférente à la curiosité de celui qui la cherche, pareille à des dizaines d’autres à travers la ville et qui cache comme toutes ses soeurs, enfouies sous d’irréguliers pavés qui feront toujours semblant de ne pas savoir, des histoires secrètes qui n’ont peut-être pas eu lieu.
Cette cour-ci porte le nom, grotesque ou magnifique, de Place de l’Homme d’Or.
Elle a été le témoin exemplairement discret de deux meurtres, de trois passions amoureuses, de douze vols de différentes valeurs, d’une échauffourée célèbre entre deux cuisiniers, d’innombrables échanges de regard et d’un divorce prononcé à la va-vite dans l’embrasure d’une fenêtre tandis que sur les pavés silencieux résonnait, étouffée, la course des assassins privés du dekani Bourkela.
Une cour un peu sombre mais où l’on n’oublie pas la lumière, une cour aux volets un peu rouillés, traversée de cordes à linge tendues d’un appui à l’autre, parcourue des respirations atténuées du canal tout proche, et par l’écho de voix qui n’appartiennent pas toutes au présent.
Dans un coin de cette cour, derrière une petite porte noircie par les siècles, habitent deux jumeaux aussi vieux que l’air qu’on respire.
On les appelle Faliero et Salieri, ce qui n’a jamais été leur nom – mais sans doute est-ce un droit, quand on a vécu au-delà des frontières humaines, de ne plus s’encombrer de ce qui vous a été donné à la naissance.
Tous deux portent chacun la même barbe, faite de plusieurs tresses grises nouées en torsades qui les font ressembler à des rois de Babylone, et ils fument un narguilé qui passe pour avoir appartenu à Salomon.
Lorsque l’on veut savoir quelque chose, lorsque l’on veut connaître un homme que l’on a croisé le soir dernier, ou quelqu’un avec qui on a rendez-vous le lendemain, lorsque l’on est amoureux d’une femme dont on ne sait rien, lorsque votre fille est amoureuse d’un homme dont vous ne savez rien, ou alors simplement quand on s’ennuie et qu’on cherche un endroit où passer la soirée qui ne soit pas ce même comptoir où l’on vide les mêmes verres avec les mêmes visages, on va parfois chez eux.
A toute heure du jour et de la nuit, vous les trouverez dans une grande pièce tendue de rouge, au fond d’un long couloir sombre, assis chacun sur un gros coussin de cuir face au feu qui danse dans l’âtre. Il n’y aura pas d’autre lumière que ce feu qui ne s’éteint jamais et qu’ils contemplent sans trêve tandis que le narguilé bouillonne régulièrement.
Si vous venez les visiter, vous verrez d’abord leurs deux dos tournés et le feu qui jette des ombres flottantes sur des tapisseries incarnat. Vous vous installerez sur des coussins disposés là pour les visiteurs, et vous attendrez, un peu gêné au début.
Il ne se passera rien, et ce ne sera qu’au bout d’une ou deux minutes – dans le silence du feu qui crépite et du narguilé qui ronronne – que l’un d’eux se tournera lentement vers vous, pivotant sur son coussin, l’embout du narguilé posé sur les cuisses. Il s’arrêtera quand il vous fera face et il vous regardera de très loin, comme si vous n’étiez qu’un point à l’infini. Puis il vous saluera et se présentera en disant :
— Bonsoir. Je suis Saliero (ou Falieri). Est-ce d’un mort ou d’un vivant ?
Quand vous aurez répondu, celui qui parle vous demandera le nom, et vous le lui donnerez. Si vous commencez à vous expliquer, à justifier votre interrogation, il lèvera la main et vous vous tairez. Puis il racontera.
Faliero et Salieri ne prédisent pas l’avenir : ils ne connaissent que ce qui a eu lieu. Ils sont fiers comme des bibliothèques, et paisibles comme des chambres.
Ils parlent d’une voix grave et rythmée qui coule comme un fleuve en terrain plat, avec une pulsation ample qui retombe toujours sur le temps, une scansion lente et précise, profonde et dansante.
A intervalles réguliers, celui qui parle s’arrêtera sans prévenir, remettra l’embout de son narguilé dans la bouche et pivotera de nouveau face au feu. Son frère cessera alors de vous tourner le dos, déposera à son tour son embout et reprendra l’histoire exactement là où son frère l’a laissée, au mot près.
Quand l’histoire sera finie, vous vous retrouverez face à deux dos et il ne vous restera plus qu’à sortir. Si vous avez un autre nom à donner, il vous faudra revenir.
Alors vous vous lèverez, vous marcherez vers le couloir que vous avez emprunté à l’arrivée. Quand vous l’atteindrez, au moment où vous apercevrez une grande corbeille d’osier à vos pieds, l’un des deux dira simplement :
— Pour la mémoire, ayibn.
Vous regarderez la corbeille, les quelques pièces qu’elle contient, les pâtisseries enveloppées dans du papier, parfois même un pâté serré dans une serviette et vous fouillerez vos poches. Vous donnerez ce que vous voudrez et si vous ne donnez rien, personne ne vous empêchera de partir.
Si vous êtes un riche touriste, vous pourrez même déposer un gros billet étranger. Mais si vous êtes un riche touriste, vous ne serez pas venu entendre Saliero et Falieri.
Vous serez à l’hôtel à consulter les guides, boire des cocktails et parler d’argent, maintenant que les enfants sont enfin couchés.
Et vous n’aurez certainement aucune idée que c’est peut-être votre vie que l’on est en train d’écouter derrière une porte sans âge, au fond d’une place perdue parmi les mille ruelles de Laom.